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mais ce n’était qu’une enceinte éloignée du véritable retranchement des Turcomans, d’à peu près une demi portée de canon, d’où il advint que jamais un seul de nos projectiles ne tomba chez eux. Au contraire, les ennemis avaient, sur cette même ligne de murailles, deux petits mamelons armés chacun d’un canon dont ils se servaient assez bien. Leurs boulets arrivaient souvent au milieu de nous. Les Persans trouvèrent ce procédé fort incommode. Les principaux chefs firent élever du côté des Turcomans, autour de leurs tentes, de petits murs en boue, de l’épaisseur de deux décimètres, afin de se mettre à l’abri des boulets. Un jour, causant avec mon voisin, le général Assan-Ali-Khan, aide de camp du roi, l’un des plus braves chefs de l’expédition, je le vis se tapir derrière son mur parce qu’il venait d’entendre le canon : je ne pus m’empêcher de rire aux éclats et j’eus toute la peine du monde à lui persuader que son petit mur de deux décimètres d’épaisseur était parfaitement incapable d’arrêter un boulet. Cela seul suffit, je crois, pour donner une idée de l’armée persane et de ses chefs.

Le 16, toutes les troupes sortirent du camp et avancèrent en se rapprochant du Mourgab. Les canons ouvrirent le feu et on ne cessa de tirer dans la direction des murailles et des deux mamelons. Les Tekkés ripostèrent vivement. Ils crurent sans doute qu’on allait marcher sur leur campement, car à l’endroit où nous étions le Mourgab est guéable ; aussi firent-ils une sortie vigoureuse, se tenant toujours cachés et profitant des inégalités du terrain et des canaux pour venir attaquer les ailes et nous empêcher d’avancer. À notre aile droite périt un général, très-estimé des Persans, Mehemet-Hussein-Khan.

Vers les quatre heures du soir on fit cesser la canonnade et l’armée rentra dans le camp, ayant perdu des hommes et brûlé une grande quantité de poudre, sans le moindre avantage.

Les Turcomans, fixés sur la manière d’opérer des Persans s’enhardirent singulièrement et ne cessèrent plus de nous harceler ; il ne fut plus possible de sortir du camp pour faire du vert que sous la protection de nombreuses escortes et de canons.

Une de ces escortes fut surprise par les Turcomans qui enlevèrent deux canons avec les munitions ; aussitôt ils tournèrent les pièces contre les Persans qu’ils mitraillèrent de sorte à les obliger de regagner le camp au plus vite. Ce fait d’armes acheva de répandre la consternation et le découragement parmi les Persans.

Il fut décidé qu’on quitterait le camp dans la nuit du 2 au 3 octobre. L’armée fut divisée en deux colonnes.

La seconde, formant l’arrière-garde, et commandée par le général Hamzè-Mirza, se mit en marche vers les quatre heures du matin. Ce fut avec cette dernière que je partis.

Les Turcomans, informés de nos moindres mouvements, avaient réussi à inonder presque tout le terrain que nous avions à parcourir pour regagner Marv.

Malgré la difficulté de la marche dans de telles conditions, nous arrivâmes au lever du soleil à un kilomètre de la partie de l’armée qui nous avait précédés, sans avoir été inquiétés. Déjà le convoi des munitions et des bagages se rangeait près de la première colonne lorsque la nôtre fut attaquée avec une énergie telle qu’après un quart d’heure elle fut obligée de gagner en désordre la position de la première.

Au même moment, le convoi qui se trouvait le long d’un terrain marécageux et couvert de roseaux fut attaqué et enlevé par les Turcomans qui jusque-là s’étaient tenus en embuscade.

Après quelques minutes d’une résistance où les Persans perdirent beaucoup d’hommes dans un pêle-mêle incroyable, il y eut encore un « sauve qui peut » pendant lequel les Turcomans emportèrent tout ce qu’ils voulurent d’objets et de bêtes de charge.

La plus grande partie des soldats se réunit sous le mamelon ; on voyait de là tout le désastre, les blessés et les morts couchés çà et là, des fossés comblés de bêtes de charge cherchant à se dégager, des canons abandonnés, tout notre bagage se dirigeant vers le pays des Tekkés. Il y eut alors une réaction et quelques chefs cherchèrent à persuader aux soldats d’aller reprendre ce qui nous avait été enlevé. Dans un moment d’élan, nous nous précipitâmes à la poursuite de nos bagages. Nous fûmes bientôt arrêtés par les difficultés du terrain et par les Turcomans restés en embuscade. On s’aborda à coups de sabre et de fusil ; mais ceux des Persans qui s’étaient postés au sommet du mamelon s’étant mis à tirer aussi sur les Turcomans, nous nous trouvâmes entre deux feux et il nous fallut fuir à travers les fossés et les flaques d’eau.

Nous n’avions plus d’autre but que de nous réorganiser de façon à regagner en ordre la route de Marv qui devenait plus praticable à une lieue plus loin.

Une demi-heure après, on remarqua l’absence des chefs et on aperçut au loin la cavalerie se dirigeant sur Marv.

Les soldats ne doutèrent plus que la position ne fût désespérée, puisque leurs chefs les avaient abandonnés : il s’ensuivit un « sauve qui peut » général qu’il fut impossible d’empêcher.

Avec une vingtaine de cavaliers je cherchai un passage ; nous avions déjà franchi deux fossés. Les Turcomans nous envoyaient des balles ; je voulus sauter un troisième fossé, mais j’y tombai avec mon cheval.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre, j’abandonnai ma monture et j’atteignis à pied un quatrième fossé où je trouvai un cheval abandonné que je parvins à tirer de la vase et à faire grimper sur le talus. Mais mon espoir de salut ne dura pas longtemps, car un peu plus loin, en essayant de passer un canal assez large, je tombai encore une fois au milieu d’un groupe d’hommes et de chevaux qui avaient de l’eau jusqu’à la poitrine : les bords étaient a pic : on s’y élançait vainement vers quelques touffes d’herbe éparses : elles restaient aux mains de ceux qui cherchaient à s’y cramponner.

Tout à coup les Turcomans parurent en haut du talus et nous mirent en joue. Dans l’état où nous étions,