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qui nous était indiquée par nos mauvais guides comme la plus courte.

Pendant cette journée la chaleur fut extrême.

Quand on arrivait sur un terrain où l’on pouvait espérer de l’eau, on n’attendait pas que le puits fût creusé : on pressait les premières terres humides dans des linges que l’on suçait, ou bien l’on s’en couvrait la poitrine.

À trois heures de l’après-midi nous aperçûmes dans quelques bas-fonds un peu de vase que l’on se disputa. Ceux qui n’en pouvaient avoir arrachaient des plantes dont ils mâchaient la tige. J’en fis autant avec plaisir : ma langue était aussi sèche que ma main. Beaucoup de malheureux soldats restaient couchés sur la route, mourant de soif, une tige d’herbe dans la bouche, n’ayant pas la force de parler et demandant par des gestes suppliants un peu d’eau.

Ce jour et le lendemain, les Turcomans, près du territoire desquels nous nous trouvions, nous harcelèrent, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Ils nous tuèrent quelques hommes et enlevèrent quinze chameaux de munitions et de bagages.

Le 6 juillet, à six heures du soir, nous établîmes notre camp en face et à peu de distance du retranchement des Tekkés, sur la rive gauche du Mourgab.

Le jour suivant il fut résolu que nous nous rapprocherions un peu plus du campement ennemi.

Pendant ce déplacement nous fûmes harcelés et obligés de tirailler.

Nous eûmes quelques hommes tués.

Nous restâmes trois jours dans cette situation, au milieu des moissons en partie fauchées et en gerbes. L’armée en prit ce qu’elle put ; mais, au lieu de continuer les opérations et de forcer les Tekkés à la soumission en les menaçant de brûler leurs récoltes, il fut décidé, d’après l’avis des guides qui nous ont toujours trahis, qu’on irait s’installer dans les murailles de Marv.

Ce fut notre première faute et la plus considérable.

On ne mit pas moins de neuf jours à parcourir six farsahks pour atteindre Marv (ou Maro), à travers un pays sillonné de canaux et presque couvert d’eau, d’un accès difficile, sans matériel de ponts, sauf quelques poutres, des pelles et des pioches qui servirent à combler plusieurs fossés.

L’armée persane entra dans cette enceinte, musique en tête, le 19 juillet 1860.

J’appris plus tard que, dans toute la Perse, on avait célébré l’entrée victorieuse des troupes persanes dans cette ville, quoique alors elle fût inhabitée, les Tekkés s’étant contentés d’en chasser les Sarokhs, pour aller établir leur campement sur la rive gauche du Mourgab.

Marv est entourée d’une forte muraille en terre et en briques séchées au soleil, flanquée de plusieurs tours et protégée par un large fossé. L’enceinte peut contenir environ trente mille tentes. Un bras du Mourgab, venant d’à moitié chemin de Marv à Yoleten, traverse ce retranchement dans sa longueur et prend ensuite le nom de Caraïab.

Des pans de murailles anciennes, construites en grosses briques, quelques fondations en briques cuites, de petits murs en terre ayant servi de parc aux troupeaux des Turcomans, quelques maisons également en terre grossièrement construites, voilà tout ce qu’on voit sur l’emplacement de l’ancienne ville, fondée par Alexandre, et plus tard embellie et agrandie par Antiochus Nicator, qui lui avait laissé le nom d’Antiochia.

D’après l’ordre du chef de notre armée on ne laissa ouverte que deux portes : on mura tout le reste et on ne songea plus qu’à prendre du repos. Les chefs passèrent leurs nuits en orgies.

Tous les jours on allait ramasser du vert pour les animaux, et chaque fois des mulets et des fourrageurs étaient enlevés, parce que les chefs passaient ce temps de surveillance à chercher un peu de fraîcheur dans les roseaux.

Les Turcomans poussaient l’audace jusqu’à venir, la nuit, couper la tête de nos factionnaires endormis, ou enlever au poste quelques douzaines de fusils.

La grande mollesse des chefs jointe à leur impéritie complète, les rendait incapables de prendre un avantage quelconque par la force des armes. Je leur faisais observer qu’ils auraient à recommencer l’année suivante. Ils trouvaient mes observations justes, mais ils répondaient invariablement : « Inch Allah (s’il plaît à Dieu), nous finirons par prendre les Tekkés, et nous irons ensuite à Boukhara. »

Malgré le secours de deux ou trois cents cavaliers sarokhs, qui vinrent se joindre à l’armée, on continua le même genre de vie. On n’entreprenait rien. Dans les sorties, on ne faisait que perdre des hommes, des animaux, et brûler de la poudre inutilement. Aussitôt qu’on apercevait dans le lointain quelque chose ayant la forme d’un Turcoman, tous les canons, rangés sur les murailles, faisaient feu sans jamais atteindre personne. Peu à peu, comme il n’avait été que trop facile de le prévoir, les vivres nous manquèrent. Un chameau crevé se vendait à un prix exorbitant.

On prit alors le parti d’aller prendre de force des vivres chez les Salors, nos voisins, peuplade qui pour le moment restait neutre, et qui, après cette expédition, ne pouvait que se tourner contre nous.

Puis nous fûmes bientôt envahis par une sorte de typhus qu’engendrait la malpropreté du camp encombré de bêtes mortes et de toutes sortes d’immondices.

Saisis d’épouvante, les chefs n’eurent plus d’autre pensée que celle de retourner à Méched, la saison étant trop avancée, disaient-ils, pour entreprendre une opération avec succès. Mais le prince Hamzè-Mirza reçut du roi l’ordre formel de poursuivre le but de l’expédition.

Le 10 septembre, la colonne d’opérations sortit des murs de Marv et reprit le chemin du retranchement des Tekkés à travers les marais et les canaux. Le 13, le camp fut établi au sud des Tekkés et presque sur le bord de la rive gauche de la rivière.

Nous étions placés à portée de canon d’une muraille,