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25 avril. — Kadamgah (ou Kademgan), à six farsahks, village de deux cents familles, situé sur un mamelon, et adossé à la montagne ; il est habité par de prétendus descendants du prophète.

Au bas du mamelon s’élève une petite mosquée de forme octogone, surmontée d’un dôme.

À gauche, en entrant, on voit une pierre enchâssée dans la muraille et sur laquelle deux empreintes de pieds informes ont été grossièrement sculptées. La pierre est luisante et grasse, toutes les personnes qui viennent faire leurs dévotions à Kadamgah y frottant leur tête et leur figure en l’honneur de l’imam Reza.

Un verger et de beaux arbres environnent cette mosquée qui fut, dit-on, bâtie par Schah-Souleïman. Une source d’eau excellente jaillit au milieu du jardin et va courir en murmurant dans une avenue de grands sapins. Deux platanes magnifiques qui n’ont jamais été élagués, contrairement à l’usage disgracieux adopté en Perse de ne laisser qu’une petite touffe de branches à l’extrémité de ces arbres, s’élèvent à l’entrée du mur d’enceinte. Depuis longtemps je n’avais point vu d’aussi beaux arbres et je ne pouvais m’expliquer comment ils avaient été respectés par les voyageurs et les caravanes : on me raconta que dès qu’un de ces platanes était frappé, il en jaillissait du sang, et que l’homme qui, par malheur en coupait une branche, s’il ne mourait pas sur l’heure, à coup sûr ne passait pas l’année.

Les abords riants, les jardins, les cultures font de Kadamgah (empreinte de pas) un lieu charmant.

J’y passai deux jours, prenant des vues et des notes. Malheureusement je devais perdre presque tous les fruits de mon long et pénible voyage.

28 avril. — Chérif-Abad, huit farsahks ; village d’une quarantaine de maisons, situé dans la montagne et près de la route de Hérat.

29 avril. — Méched, six farsahks. Au milieu de la nuit, je partis de Chérif-Abad en suivant une route très-accidentée qui devait me conduire au Khore Selam (montagne du salut) vers le lever du soleil.

Du haut de cette montagne on découvre Méched et ses environs. La ville sainte apparaît, enveloppée d’une brume épaisse, du milieu de laquelle s’élèvent le dôme et les minarets dorés du tombeau de l’imam Reza, et les mosquées couvertes en briques vernies qui reflètent les rayons du soleil[1].


II

LA GUERRE.


Départ de l’expédition. — De Méched à Coutchakoum. — Recrutement militaire en Perse. — Singulier remède contre les rhumatismes. — Premières rencontres avec l’ennemi.

À mon arrivée à Méched, j’allai présenter mon firman au prince gouverneur Hamzè Mirza, général en chef de l’armée expéditionnaire. Il me reçut fort bien et me fit donner un logement dans la citadelle. Le départ de l’expédition étant proche, je le priai de me fournir les mulets nécessaires à mon voyage, ainsi qu’il avait été réglé dans mon contrat.

Soit mauvais vouloir, soit ambiguïté des termes du firman, il ne voulut me fournir ces mulets qu’à la condition qu’ils seraient à ma charge..

Mes provisions de blé, d’orge, de riz, de fruits secs, etc., pour trois mois, m’ayant été livrées, il me fallut neuf mulets de charge à un kran et deux chahis le mulet et par jour. J’étais peu satisfait, mais je ne pouvais me dégager pour un motif en apparence futile ; j’employai donc les quelques jours que j’avais encore à ma disposition à mes préparatifs, et particulièrement à mettre en état mes appareils photographiques.

Le 19 mai 1860, les troupes se dirigèrent vers Kalyaghouti, lieu arrosé, et où l’on devait trouver de l’herbe en abondance. Kalyaghouti est situé à trois lieues de Méched, sur la route conduisant à la vallée d’Arderbend.

Commandée par Hamzè Mirza, homme brave et loyal, mais incapable de diriger une expédition, l’armée fut partagée en deux corps.

Le vizir Gowam Dowlet avait été adjoint au général en chef, à titre d’intendant et d’administrateur habile : trop habile, car de tout le contingent de cavalerie que devait fournir le Khorassan, on ne vit arriver que cinq cents cavaliers, dont la plupart ne se trouvaient au rendez-vous que parce qu’ils n’avaient pu donner à Gowam Dowlet l’argent qui leur aurait permis de rester dans leurs foyers. Je ne compte pas les Hézarets et les Témouris de race turcomane, établis depuis peu dans le Khorassan, et qui fournirent leur contingent.

Quelques mots sur l’organisation de l’armée ne seront peut-être pas inutiles.

Un général ou un colonel (les grades s’achètent comme les gouvernements), recrute les soldats de la manière suivante.

Dans toute localité on s’adresse d’abord aux hommes riches, qui, peu soucieux de partir comme soldats, font des cadeaux ou donnent de l’argent, et s’exemptent ainsi du service. Les recruteurs appellent ensuite une classe moins aisée, qui elle aussi fait les sacrifices nécessaires pour s’exonérer, ou fournit des remplaçants de quelque âge que ce soit.

Enfin on arrive à la classe pauvre, dans laquelle, de gré ou de force, on prend ce que l’on peut. Aussi l’armée persane comprend-elle, marchant au même rang, des enfants de douze à quinze ans mêlés à des vieillards de cinquante et soixante ans.

Ajoutons que le gouvernement confie la solde des régiments aux chefs de corps, de sorte que ceux-ci accordent des congés en assez grande quantité, afin de garder la solde des congédiés. Ce genre d’opération s’appelle monda khel (bénéfice ou gain), et comme il se pratique de temps immémorial dans toutes les branches de l’administration persane, le contrôle n’y fait pas la moindre attention.

On ne s’étonnera donc pas si cette armée, dont l’ef-

  1. Méched a déjà été si bien décrite dans le Tour du Monde par le célèbre savant et voyageur russe, M. de Khanikof, que nous croyons devoir omettre ici ce qu’en dit M. de Blocqueville.