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d’eau saumâtre qui n’était que de la boue délayée, les cavaliers qui nous précédaient y ayant fait piétiner leurs chevaux : je me trouvai heureux de pouvoir en humecter ma bouche.

Miamei, comme tous les villages compris entre Charout et Sebsevard, est protégé par de hautes et fortes murailles. Ces stations sont exemptes d’impôts. Les habitants qui ne peuvent rien cultiver à cause de la stérilité du terrain ou du peu de sécurité qu’il y aurait à s’éloigner des murailles, reçoivent une indemnité du gouvernement qui leur fournit en sus une quantité suffisante de blé par famille. Ils regardent, non sans motifs, tous les voyageurs comme des ennemis ; car, en Perse, le plus petit personnage qui arrive chez un chef de village, le met sans scrupule à contribution avec l’aide des gens de sa suite ; il bat et maltraite tout le monde jusqu’à ce qu’on lui ait apporté ce dont il a besoin pour lui et ceux qui l’accompagnent. Aussi, les habitants des villages, ou plutôt des forts dont je parle, toutes les fois qu’ils voient venir de grandes caravanes ou des troupes, ferment soigneusement leur porte d’enceinte et se mettent à cheval sur la muraille ; de là ils laissent tomber à terre une corde dont ils tiennent l’extrémité ; le voyageur demande les provisions qu’il désire et en débat le prix. Lorsque l’on est d’accord, il attache à la corde, soit un sac, soit un vase dans lequel il a préalablement déposé la somme convenue, et un instant après on lui jette, par-dessus la muraille, bois, paille, orge, et, au moyen de la corde, vivres, lait aigre, etc.

Près de Miamei un grand caravanseraï et l’établissement de poste offrent, sinon un logement confortable, au moins un abri où l’on peut reposer en sécurité.

15 avril. — De Miamei à Miandech, sept farsahks. À cette station, deux Schah-Sevends me volèrent un mulet ; je me mis à courir et j’atteignis ces deux individus ; j’en terrassai un d’un coup de poing sur la nuque, et mon domestique s’empara du mulet ; mais cette scène, si courte qu’elle fût, donna le temps à d’autres Schah-Sevends de se réunir et de reprendre la bête. En ce moment j’étais à la poursuite du second voleur qui regagnait son campement ; au moment de le saisir, après avoir grimpé une pente, je fus assailli par une demi-douzaine d’hommes ; l’un d’eux m’assena un violent coup de bâton sur l’épaule, néanmoins je me débarrassai de lui ; tous s’étant rassemblés autour de moi et de mon domestique, je tirai mon révolver et j’engageai mes assaillants à ne pas approcher, car j’étais décidé à faire usage de mon arme. Grâce à cette attitude, le cercle s’élargit un peu ; je battis en retraite vers mon caravanseraï, puis j’allai porter plainte au chef de la colonne qui eut de la peine à me faire rendre mon mulet.

16 avril. — (six farsahks). Village d’Abbasabad, situé dans un lieu aride, et que rendent peu attrayant la monotonie du site et la couleur olivâtre du sol.

L’origine de cette station remonte à Schah-Abbas. Ce monarque n’avait pu trouver dans les environs personne qui voulût habiter cet endroit. Il acheta, dit-on, deux cents Géorgiens de l’un et de l’autre sexe, et fit bâtir pour eux ce village et ce caravanseraï, en leur garantissant de plus une certaine quantité de vivres et une somme annuelle. Le type des habitants d’Abbasabad diffère, en effet, de celui des villageois des autres stations. Lors de mon passage, la population était réduite à 80 familles. Il se passe peu de mois sans que les Turcomans n’enlèvent quelqu’un de ces pauvres gens ; en outre, comme la situation n’est pas très-saine, la mortalité y fait plus de ravages qu’ailleurs.

J’entrai dans une des premières maisons, et ayant fait observer à mon hôte que l’écurie, en forme de four et très-malpropre, ne pouvait convenir à mon cheval que je voulais voir au moins aussi bien logé que moi, il le fit monter, par des pentes et des terrasses jusqu’à la hauteur d’un deuxième étage ; l’animal regardait continuellement, avec un étonnement inquiet, par la fenêtre.

Mon hôte, après avoir donné l’ordre qu’on m’apportât du lait, du pain beurré, engagea avec moi une conversation qui ne me parut pas sans intérêt. Il me disait : « Nous sommes musulmans, il est vrai, mais notre patrie est la Géorgie ; par conséquent, nous sommes Russes et non Persans. » Je compris qu’il me croyait Russe et qu’il me traitait comme tel ; je ne jugeai pas à propos de le dissuader, charmé d’ailleurs de sa bonne volonté à me fournir tout ce que je désirais, même les choses que l’on ne peut se procurer, à prix d’argent, dans ces sortes de stations.

Une heure ou deux après mon arrivée, je vis venir à moi une douzaine d’enfants ; l’un d’eux, à la mine gracieuse et intelligente, s’avança un peu en avant des autres, tenant à la main un rouleau de papier, et, après m’avoir fait un salut à la manière orientale, déclama une pièce de vers ; à de certains passages, tous les autres enfants répétaient une sorte de refrain : c’était une légende sur l’origine des habitants d’Abbasabad et sur les événements qui les avaient condamnés à passer leur existence dans un lieu si peu favorisé de la nature.

Après cette scène jouée d’une façon presque touchante par ces enfants aux figures déjà étiolées, tous répétèrent en chœur : « N’oubliez pas l’enfant géorgien ; » puis ils se partagèrent, mais sans avidité, le peu que je leur donnai.

17 avril. — Mazinan (sept farsahks), première station dans les limites du Khorassan. Ce n’est plus aujourd’hui qu’un petit village, quoiqu’il soit situé dans une plaine arrosée et dont le terrain paraît excellent. Partout, sur une grande étendue, on aperçoit des villages ruinés, des enceintes abandonnées, parmi lesquelles on distingue quelques restes de monuments de l’époque musulmane.

D’après les habitants, l’ancienne ville était située à une heure du village ; elle était grande et florissante à l’époque où la population était guèbre, et même après la conquête des Arabes. On m’informa qu’il y avait dans les environs un monument en brique de l’époque guèbre, sur lequel on voyait des caractères, mais tout à fait illisibles. J’allai recueillir les inscriptions, assez bien conservées, d’un vieux caravanseraï, principale ruine