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mes de certains hêtres. Ce qui ajoute à l’horreur de ces difformités, c’est qu’elles semblent ne survenir que lorsque les sujets qui les subissent sont parvenus à toute leur croissance. Elles envahissent petit à petit et changent en objets de dégoût des corps proportionnés avec l’élégante finesse, la force souple et harmonieuse qui distinguent ces races presque sauvages.

Le chef de la tribu vint à nous, monté sur un petit cheval horriblement maigre et auquel ses longs crins emmêlés donnaient une physionomie fantastique digne de son cavalier. Celui-ci, mal vêtu de peaux de mouton laineuses, attachées avec des ficelles, les reins ceints de plusieurs tours d’une grosse corde qui retenait une large hache au milieu de son dos, avait le teint verdâtre, les pommettes larges et plates, le nez court et retroussé, les yeux petits et ronds, enfoncés et couverts comme ceux d’un barbet par d’épais sourcils blanchissants ; sa barbe inculte et ses longs cheveux complétaient le type du Tatar de la dernière invasion, enlaidi encore par l’héritage de misère de vingt générations vagabondes. Tel qu’il était il me parut digne de son peuple, fier pourtant comme il convient à tout chef petit ou grand : il perçut sans remercîment aucun l’impôt que nous arracha la hideur de ses sujets. À un geste qu’il fit pour les écarter de nous, je vis qu’il était manchot ; et que de plus il avait une jambe de bois. Atteint du terrible mal héréditaire, a-t-il fait le sacrifice d’un bras et d’une jambe pour conserver le prestige d’une supériorité physique ? Les Valaques éprouvent, à la vue de ces infortunés, une répulsion qui va jusqu’à la crainte, et, pour rien au monde, ils ne les toucheraient. Pendant toute la halte, Mathé, très-inquiet, pressait le départ,


Maison de forgeron tzigane, à Argis, — Dessin de Lancelot.


répondait à nos questions d’un air suppliant : Nou, domnulé, nou (non, seigneur, non), et tenait sans cesse son fusil dans la direction des goîtreux.

Nous reprîmes notre course, assez mal renseignés, mais heureux de retrouver la solitude.

Le sommet de cette chaîne de hautes collines apparut enfin ; après l’avoir franchi, nous redescendîmes par des pentes modérées dans la petite vallée du Topologou ; c’est dans cette vallée fertile que Michel Bassa-Raba, prêta foi et hommage de vassal, à Radu-Negru. Son nom veut dire lieu de la conférence ou de l’entrevue. De grands noyers, penchés sur les deux côtés du chemin, nous ombragèrent jusqu’à la sous-préfecture de Suici.

Suici marque dans mes souvenirs de cette journée de voyage, comme dans la mémoire d’un pêcheur doit marquer la pointe de terre en face de laquelle la bourrasque l’assaillit. À la sous-préfecture, où le nombreux personnel nous accueillit avec la considération que donne toujours dans ce pays une voiture de poste attelée de huit chevaux, on nous apprit que le chemin que nous voulions, suivre était impraticable ou pour mieux dire qu’il n’existait pas. Si nous persistions à prendre la même direction, il était douteux que la voiture arrivât entière, mais il était certain que jamais chevaux ne la hisseraient sur les escarpements qu’il faudrait franchir ; des bœufs seuls pouvaient accomplir ce travail patient et pénible. Des bœufs à une calèche ! cela nous rejetait bien loin du train royal que nous avions mené jusque là. Mais, nous n’avions que cette alternative, retourner à Argis par le chemin déjà parcouru ou prendre la pai-