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doré, dont les nombreuses lumières font scintiller, dans le chœur et dans la nef, les reliquaires, les châsses et les saintes images aux figures peintes et aux vêtements d’orfévrerie. La lumière du jour pénètre à peine par les étroites ouvertures des coupoles, ou en filtrant au travers des étroites meurtrières des murs latéraux.

Tout le charme de l’église d’Argis est dans le style de son ornementation, emprunté aux miniatures byzantines, seules sources où maître Manol a puisé.

Le goût de cette ornementation n’est pas moins familier aux femmes roumaines, qui ne doivent l’avoir connu que par l’imagerie byzantine. On le retrouve surtout chez les paysannes.

Autour de l’église se groupent les bâtiments du cloître, les cellules assez peu confortables des moines, les salles de réceptions et les logements des hôtes qui témoignent de l’hospitalité la plus généreuse ; en face une chapelle moderne couverte extérieurement d’horribles fresques à figures plus grotesques que mystiques. Devant l’église est un petit monument d’une élégance hardie qui porte, suspendue à sa voûte, la barre de fer plate, sur laquelle on sonne les offices, à l’aide d’un marteau.

En dehors de l’enceinte du monastère on voit aussi une petite construction assez ancienne et assez délabrée, du soubassement de laquelle jaillit par trois bouches étroites une eau limpide et fraîche. Est-ce la fontaine de la légende qui donne de l’eau salée mêlée de larmes amères ? J’en bus et la trouvai douce. Des femmes y emplissaient leurs donices et des canards s’ébattaient dans le ruisseau qui s’en échappe et court entre les pierres jusqu’à l’Argis avec un murmure plus gai que triste.

Dans la partie du village, cachée sous les arbres au bord de l’eau, je vis un four de boulanger qui me parut un modèle de simplicité, moins encore cependant qu’une maison de forgeron tzigane qui ne serait qu’un affreux terrier sans les branchages qui l’enveloppent et l’abritent avec un soin où l’on devine une voluptueuse recherche de l’ombre.


LVI

D’ARGIS À COSIA.


Les adieux du père Athanase. — La montagne. — Une tribu de goîtreux. — Une sous-préfecture dans les champs. — Maisons de paysans. — Costumes des enfants. — Porcs à la cangue.

Nous partîmes de grand matin d’Argis pour Cosia, autre monastère ancien et célèbre, sur la rive droite de l’Olto (l’Aluta). Nous savions que le chemin des montagnes n’était guère suivi ; ordinairement on passe par Rymnik, mais les montagnes nous tentaient et d’après les renseignements que nous avions demandés, nous pouvions croire le voyage assez facile. L’évêque, malgré l’heure matinale, était venu recevoir nos adieux et du haut de son balcon nous avait donné sa gracieuse bénédiction. Le père Athanase nous avait suivi jusqu’au dehors de la poterne ; son chagrin de nous quitter, son espérance de nous revoir, ses vœux d’heureux voyage et ses souhaits de bonheur à perpétuité dans ce monde et pour l’éternité dans l’autre, s’épanchaient en strophes cadencées qu’il chantait du nez comme ses litanies et dont il ne pouvait trouver la fin.

Nous traversâmes l’Argis à gué et le remontâmes durant une demi-heure ; puis, prenant une direction nord-ouest, nous le laissâmes à notre droite. Du haut de la première pente de la montagne, nous jouîmes, dans un ensemble gracieux à demi voilé par une légère brume, d’une dernière vue de la verte vallée et du monastère qui la domine. Un pas de plus, et, sans transition, la nature se déroula devant nous sous ses aspects les plus farouches.

Les montagnes sont nues, les pentes abruptes, les routes ne sont tracées que par le sillon qu’y creusent de rares chariots de paysans.

Ces premiers contre-forts des Carpathes ressemblent à l’entassement sans ordre d’immenses pyramides un peu arrondies sur leurs angles et à leur sommet, et s’élèvent les unes sur les autres en grandissant toujours. Lorsqu’en le contournant on a péniblement gravi à moitié le flanc de l’une, on arrive à la base d’une autre dont il faut recommencer l’ascension.

Au bas des rochers, on ne voit que les sommets d’arbres tourmentés qui bordent le torrent courant au fond d’un ravin profondément encaissé, et la vue est longtemps bornée par un triste talus grisâtre que l’herbe recouvre à peine et que des masses de rochers déchirent de place en place. Cependant ces lieux sauvages sont habités ; nous rencontrions, çà et là, quelques misérables huttes suspendues au-dessus du ravin ou à demi creusées dans la terre, quelques chèvres maigres broutant les broussailles sous la garde d’un jeune garçon ou d’une jeune fille, à peine vêtus et grelottant la fièvre. En nous apercevant, ces pauvres êtres fuyaient comme des animaux sauvages. Les plus vieux habitants n’étaient point si émus et nous nous aperçûmes bien vite que cette triste population est affreusement goîtreuse.

Arrivés au sommet d’un vaste plateau, sur lequel s’ouvraient plusieurs gorges étroites, nos postillons, ne sachant dans laquelle s’engager, se dirigèrent vers un groupe d’individus, couchés devant les portes de quatre ou cinq de ces huttes, d’où montait une colonne de fumée. — En un instant, nous fûmes entourés d’une douzaine des plus horribles créatures que je vis jamais. Ces pauvres gens, pourtant, n’étaient que goîtreux, mais d’un goître terriblement capricieux, affreusement varié. Je l’ai vu là pour la première fois, mais je l’ai retrouvé assez souvent depuis ; il est héréditaire dans certaines familles qui sont, je crois, de descendance tatare. Il commence ordinairement au cou, gagne une joue, quelquefois les deux, tire toute la peau de la face et la boursoufle de rugosités inégales, lui donnant l’apparence d’une besace bourrée de pommes de terre, pendue sous le masque qui garde seul un reste de sa forme première. Il s’attache aussi aux aisselles, aux bras, aux cuisses, aux reins, aux genoux, les bossue et les déforme d’excroissances luisantes et violettes, qui, augmentant toujours, se réunissent en loupes monstrueuses et font ressembler les corps aux troncs noueux et diffor-