Page:Le Tour du monde - 13.djvu/220

Cette page n’a pas encore été corrigée


Il nous reçut avec une majesté douce et, notre lettre d’introduction lue, dirigea lui-même notre installation dans un appartement très-confortable, mit à notre disposition un moine, en nous recommandant d’en user comme s’il était à nous, et, appuyé sur l’épaule d’un jeune novice beau comme une femme, retourna s’asseoir sur son divan pour y attendre de nouveaux hôtes.

À la vue de cette mise en scène, de ces costumes, de ces physionomies, de ces gestes d’une autre civilisation, j’avais éprouvé une sorte de stupéfaction qui devait se peindre naïvement sur ma figure : je voyais vivre devant moi un monde que je croyais mort et que je ne connaissais que par des miniatures byzantines sur lesquelles il semblait copié, j’étais presque craintif devant ces figures calmes jusqu’à la rigidité, à la démarche majestueuse, aux gestes austères que rien ne semblait troubler dans leur sainte méditation.

Le père Athanase, chargé par l’évêque de veiller à la satisfaction de nos désirs, ne me laissa pas longtemps sous le poids de cette respectueuse intimidation. Dès qu’il ne fut plus en présence de Sa Grandeur, sa bouche jusqu’alors modestement fermée, s’ouvrit largement, et il en sortit, en flots sans cesse renaissants, des assurances de bien venue, des appels de bénédictions célestes, et des offres de rafraîchissements. Son expression témoignait de tant de sincérité que j’acceptai tout.

Bon père Athanase ! quelle singulière tête il avait quand la présence de l’évêque ne la pétrifiait pas. Sa carnation jaune, ses cheveux noirs à reflets bleus, ses yeux blancs à paupières bistrées, ses pommettes saillantes, son front bas et fuyant, lui donnaient un peu la physionomie d’un jeune buffle. Sa mâchoire se projetait en avant, et son rire facile tirait si brusquement en arrière toute la peau de ses joues plates, en découvrant ses longues dents déchaussées, que je m’imaginais voir sous ses rides, la ficelle qui déterminait cette grimace


Fontaine près du monastère d’Argis. — Dessin de Lancelot.


de gaieté à laquelle le haut de la face ne participait que dans les grandes occasions. Son esprit me parut à la hauteur de sa physionomie et je mis toute mon attention à l’étude de l’un et de l’autre. Il assista religieusement aux trois repas que nous fîmes à Argis et, tout en dirigeant le service, digne d’une hospitalité épiscopale, causait de tout avec une loquacité et une complaisance qu’aucune question ne trouvait en défaut ; ses gestes multipliés et frétillants correspondaient à la vivacité de ses paroles : tout en nous recommandant affectueusement certains plats, le poulet au raisin de Corinthe ou le piment enragé à la maître d’hôtel ; tout en nous versant lui-même, trouvant que les serviteurs n’y mettaient pas assez d’empressement, le vin justement vanté de Dragas’han, il nous mit au courant du dogme de l’Église grecque et de la pratique de ses quatre grands carêmes dont l’un commençait.

Il nous parla de la France avec un enthousiasme flatteur, mais fort ignorant. L’Empereur égale dans son esprit, comme organisateur et réformateur saint Bazile et saint Jean Chrysostome. En faveur de sa glorieuse campagne d’Italie, il lui pardonnait d’avoir été si longtemps à introduire en France la sanctification de l’Immaculée-Conception.

Il nous parla, aussi longuement de l’Impératrice dont l’image est parvenue jusqu’à lui ; il nous dépeignit sa beauté avec des roulements d’yeux et des sourires à longues dents qui le faisaient ressembler à une hyène faisant des gentillesses pour avoir un morceau de sucre. Il s’agitait dans sa longue et large robe noire avec des ondulations et des frétillements d’anguille, et termina sa poétique période par un éclat de rire qui lui sortit du nez scandé comme un bruyant hennissement. Nous lui offrîmes de boire, à la santé de l’auguste objet de son admiration, un verre d’excellent cognac dont nous avions provision en lui exprimant la crainte que le carême ne