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V


Le palais Buonsignori. — La maison de la Pia de Tolomei. — Le palais del Capitano. — Le palais Saracini. — Le palais Tolomei. — La Louve. — Le palais Piccolomini. — La loge du Pape. — Le palais Nerucci ou delle Papesse. — Le palais Gori-Gandellini. — Alfieri à Sienne. — Le palais Salimbeni. — L’empereur Charles IV à Sienne. — Le palais Spannocchi. — Piero Strozzi et le siége de Sienne.

Le palais de la République, avec ses portes et ses fenêtres cintrées en ogive, semble être le type qui, plus ou moins orné, reparaît dans tous les palais du quatorzième siècle. On le retrouve même dans les habitations les plus modestes. Tous ces édífices sont entièrement bâtis en briques dont la couleur sombre est rehaussée par les saillies et les colonnettes en marbre blanc des fenêtres.

Le plus élégant parmi tous les palais siennois est, sans contredit, celui qui appartient à la famille Buonsignori, et où vécut jadis la famille Tegliacci. Il remonte au quatorzième siècle. Réparé en 1848, il donne l’idée de ce qu’était, il y a cinq siècles, l’habitation d’un noble siennois.

Une jolie maisonnette, bâtie dans le même goût, est comme attachée au palais. La tradition veut qu’elle ait été habitée par cette malheureuse Pia, qui doit sa célébrité plus encore aux vers du Dante qu’aux circonstances navrantes de sa mort prématurée[1].

La Pia était fille de Buonconte Guastelloni et veuve de Baldo Tolomei, lorsqu’elle épousa Nello Pannocchieschi, seigneur de Pietra, qui fut son meurtrier. Nello, guelfe comme les Tolomei, se trouva, en 1288, au combat de la Pieve al Toppo, où les guelfes siennois furent battus par les bannis gibelins et par les aretins. On dit même qu’il fut la cause de leur déroute ; il avait entretenu de secrètes intelligences avec l’ennemi, et, au plus fort de la mêlée il tourna le dos avec les cavaliers de sa suite. La pauvre Pia n’avait été heureuse d’aucune manière dans son second amour.

Un autre beau palais, que son propriétaire, M. Grottanelli, a fait récemment réparer par l’architecte Rossi, servait de résidence, au temps de la république, au capitaine de guerre : il est situé dans la rue qu’on appelle, pour ce motif, del Capitano, à l’angle de la place de la Cathédrale. Ce palais-forteresse porte, sur sa façade crénelée, les armoiries et les noms des anciens magistrats qui y ont résidé. La cour, d’une beauté remarquable, est décorée d’un superbe escalier en travertin blanc qui conduit au premier étage (p. 31). Ce beau monument a été restauré avec le plus grand soin et de manière a conserver intact le style de l’architecture sévère du quatorzième siècle. Ainsi qu’au palazzo Saracini, qui était autrefois la propriété de la famille Mandoli et qui compte aussi parmi les plus beaux de la ville, son rez-de-chaussée est en pierre de taille, tandis que les étages supérieurs sont bâtis en briques.

Parmi tous les anciens palais, il n’y a, du reste, je crois, que le palais Tolomei qui soit entièrement bâti en pierre. Il ne diffère des autres palais de la même époque que par cette particularité et par la couleur plus sombre qu’il doit à la pierre et surtout au passage des siècles ; c’est vraisemblablement le plus ancien palais de Sienne : il a été bâti en 1205.

Les Tolomei suivirent toujours la fortune des Guelfes. En 1268, lorsque l’infortuné Conradin descendait en Italie pour relever le drapeau de Mainfroi tombé dans le sang à Benevento, Sienne, qui seconda de toutes ses forces cette extrême tentative des Gibelins, fit raser plusieurs tours et palais du parti contraire. Les Tolomei, partisans à outrance de l’Église et de la famille d’Anjou, virent alors tomber l’un de leurs palais. En revanche, lorsque la domination des Guelfes fut assurée en Toscane, ils eurent l’honneur de recevoir, dans le palais qui existe encore, Robert d’Anjou, roi de Naples et chef de leur parti en Italie, et peut-être aussi son fils Charles, duc de Calabre, à qui les Siennois, fatigués des dissensions civiles, abandonnèrent, en 1326, le gouvernement de leur république pour cinq ans[2].

Un Tolomei, Raymond, fut nommé, en 1359, sénateur de Rome par Innocent VI. C’était la première fois que la papauté conférait directement cette charge ; jusqu’alors le sénateur avait été élu par le peuple, et les papes n’intervenaient dans l’élection populaire que pour la confirmer.

  1. Dante la rencontre dans le Purgatoire, au milieu d’une foule d’ombres, qui toutes le supplient de porter de leurs nouvelles dans le monde. La Pia lui adresse à son tour sa prière, dans ces termes simples et touchants :

    Deh ! quando tu sarai tornato al mondo,
    E riposato della lunga via,
    ……………………
    Ricorditi di me, che son la Pia :
    Siena mi fe, disfecemi Maremma :
    Salsi colul che innanellata pria,
    Disposando, m’avea colla sua gemma.

    « Lorsque tu seras retourné dans le monde, et reposé du long voyage, souviens-toi de moi. Je suis la Pia ; Sienne me donna la naissance, la Maremme me tua. Celui-là le sait bien qui m’avait auparavant épousée avec sa bague. »

    Le vœu de la Pia a été exaucé ; ce peu de vers l’ont rendue immortelle. Son histoire, déjà populaire sur nos scènes a donné à Bartolommeo Sestini le sujet d’une Novella Poetica, qui tient un rang honorable dans notre littérature moderne.

    Dante se borne à nous apprendre le lieu où l’infortunée mourut. Ce fut le château della Pietra, dans les Maremmes, fief de son mari ; mais il nous laisse dans le doute sur les détails et les circonstances de sa mort. Excellente occasion pour ses commentateurs ! L’un d’eux prétend que, tandis qu’elle était sur un balcon, on la jeta dans les fossés du château, par ordre de son mari qui la croyait infidèle. Mais la tradition populaire veut qu’elle ait été abandonnée par Nello dans ce château, où la malaria la tua lentement. Dante ne dit point si les soupçons de son mari étaient ou non fondés. Nous aimons à la croire innocente ; mais il nous paraît hors de doute que Dante était convaincu de sa faute. Dans la supposition contraire, la Pia n’aurait pas manqué de lui demander de réhabiliter sa mémoire. La légende se prononce en faveur de l’innocence de la pauvre délaissée ; et Sestini a su tirer un grand parti de cette version dans le dernier épisode de son poëme. Nello connaît enfin la vérité ; repentant, désespéré, il accourt en toute hâte pour réparer sa fatale erreur en se jetant aux genoux de sa victime. Hélas ! le sombre château est vide et silencieux, la pauvre Pia, après avoir si longtemps attendu son époux qu’elle aime, est morte de la fièvre en lui pardonnant.

  2. Robert d’Anjou habita ce palais des Tolomei en 1310. Le duc de Calabre arriva à Sienne le 10 juillet 1326, et força les Tolomei à conclure une trêve de cinq ans avec la famille gibeline des Salimbeni.