Page:Le Tour du monde - 13.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gnes ! Mais il ne peut encore arrêter l’épouse qui toujours avance, fait de longs circuits, mais toujours approche, approche, ô malheur ! du terme fatal.

Pourtant les maçons, neuf maîtres maçons, éprouvent à sa vue un frisson de joie, tandis que Manol, la douleur dans l’âme, la prend dans ses bras, grimpe sur le mur, l’y dépose, hélas ! et lui parle ainsi :

« Reste, ma fière amie, reste ainsi sans crainte, car nous voulons rire, pour rire te murer. »

La femme le croit et rit de bon cœur, tandis que Manol, fidèle à son rêve, soupire et commence a bâtir le mur.

La muraille monte et couvre l’épouse jusqu’à ses chevilles, jusqu’à ses genoux ; mais elle, la pauvrette, a cessé de rire, et saisie d’effroi se lamente ainsi :

« Manoli, Manol, ô maître Manol, assez de ce jeu, car il est fatal ! Manoli, Manol, ô maître Manol, le mur se resserre et brise mon corps ! »

Manoli se tait et bâtit toujours, le mur monte encore et couvre l’épouse jusqu’à ses chevilles, jusqu’à ses genoux et jusqu’à ses hanches, et jusqu’à son sein. Mais elle, ô douleur ! pleure amèrement et se plaint toujours :


Manoli, Manol,
Ô maître Manol !
Assez de ce jeu,
Car je vais être mère.
Manoli, Manol,
Le mur se resserre
Et tue mon enfant ;
Mon sein souffre et pleure
Des larmes de lait.

Mais Manol se tait
Et bâtit toujours,
Le mur monte encore
Et couvre l’épouse
Jusqu’à ses chevilles,
Jusqu’à ses genoux,
Et jusqu’à ses hanches,
Et jusqu’à son sein,
Et jusqu’à ses yeux,
Et jusqu’à sa tête,
Si bien qu’aux regards
Elle disparaît,
Et qu’à peine encore
On entend sa voix.
Gémir dans le mur :

Manoli, Manol,
Ô maître Manol !
Le mur se resserre
Et ma vie s’éteint.


Le long de l’Argis, par un beau rivage, Négru Voda vient faire ses prières au saint monastère, monument de gloire sans pareil au monde ; le grand prince arrive et en le voyant, devient tout joyeux et s’exprime ainsi :

« Vous les architectes, les maîtres maçons, déclarez ici la main sur le cœur, si votre science peut me construire un autre monastère, monument de gloire plus grand et plus beau. »

Les maîtres maçons, les dix architectes penchés sur le toit, se sentent à ces mots tout joyeux, tout fiers et répondent ainsi :

« Il n’existe pas ici, sur la terre, pareils à nous dix, dix maîtres maçons ; sachez qu’à nous dix nous pouvons construire un autre monastère plus grand et plus beau. »

Le prince à ces mots devient tout pensif ; puis avec un méchant rire, soudain il commande qu’on brise l’échelle et l’échafaudage et qu’on abandonne là-haut sur le toit, les pauvres maçons afin qu’ils expirent.

Mais eux à l’instant, sans perdre la tête, tiennent un conseil et se construisent des ailes volantes avec des planchettes, et puis les étendent et volent dans l’air. Mais hélas, ils tombent et après leur chute se changent en pierres.

Or quant à Manol, au maître Manol, juste au moment même où il prend l’élan, voilà qu’il entend sortir des murailles une voix chérie, faible et étouffée, qui pleure, gémit et se plaint ainsi :


Manoli, Manol,
Ô maître Manol !
Le mur froid m’oppresse,
Et mon corps se brise,
Et mon sein s’épuise,
Et ma vie s’éteint.


À ces mots touchants Manoli pâlit, son esprit se trouble, ses regards se voilent ; il voit tout tourner, ciel, terre et nuages, et du haut du toit il tombe soudain. La place où il tombe se creuse en fontaine, fontaine d’eau claire, amère et salée, eau mêlée de larmes, de larmes amères.


À Argis, la vallée est devenue si étroite que la rivière avec ses trois bras assez resserrés, semble la couvrir tout entière. La ville n’est qu’une longue rue à maisons de bois ; de chaque côté de cette rue, sur le bord de l’eau, et sur plusieurs collines, des cabanes entourées d’arbres sont dispersées au milieu de champs de maïs. Cette première capitale de la Valachie n’a gardé, de son passé, que son monastère, situé à un quart de lieu du bourg, et à un kilomètre de la route de Bucharest à Hermanstadt, sur une légère éminence de la rive gauche. Ses quatre tours aux dômes d’étain, dominent le paysage encadré par les profils sévères et anguleux des premiers escarpements des Carpathes qui ferment la vallée.

On entre à la kurtéa de Argis par une poterne ouverte sous une haute tour percée de meurtrières comme un donjon du moyen âge. On pénètre dans une première cour où sont les écuries et les remises, puis dans une seconde, formée par quatre bâtiments composant le monastère et au centre de laquelle est l’église.

Les monastères de Valachie sont des établissements hospitaliers avant tout : l’hospitalité s’y pratique avec une simplicité antique.

L’évêque que nous aperçûmes dès l’entrée, était assis sur un large balcon de pierre, abrité sous un dais de menuiserie légère, peint et doré, entouré de quatre ou cinq moines à longues barbes et à longs cheveux, vêtus de noir et gardant une immobilité et un silence respectueux.