Page:Le Tour du monde - 13.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et les exactions des princes, parce qu’ils ne se sentirent pas menacés.

Songèrent-ils du moins à améliorer la condition morale des Valaques ? Nagu fonda quelques écoles ; mais la nation resta dans son ignorance ; comment le clergé aurait-il enseigné ce qu’il ne savait pas lui-même ? Son intérêt d’ailleurs lui défendait d’éclairer des intelligences dont l’abrutissement faisait toute sa force. Pendant le seizième siècle, les sciences et les lettres furent ainsi complétement abandonnées ou plutôt complétement inconnues[1].


LV

AU MONASTÈRE D’ARGIS.


Légende de l’église d’Argis. — Arrivée à Argis. — L’évêque. — Le Père Athanase. — Le carême et le cognac. — Ce que permet la règle. — Description de l’église d’Argis.

En approchant d’Argis, je lus la touchante légende que se sont transmise les générations au sujet de la construction de son église.

Je la retrouvai plus loin, encore très-vivace, dans la croyance populaire.

Quoiqu’on ne doive guère demander à une légende autre chose que l’expression poétique de la manière d’être d’un peuple à l’époque qu’elle semble peindre, je dois avertir que la ballade qu’on va lire consacrerait une erreur de plus de deux cent cinquante ans, si on acceptait Rodolphe le Noir (Négru Voda, le Noir Voïvode) comme le principal personnage qu’elle met en scène. La ville d’Argis fut fondée par lui vers 1250, mais l’église n’a été achevée, on vient de le lire, qu’en 1518, et on n’y voit pas trace de deux âges aussi différents d’architecture.

LA LÉGENDE DE L’ÉGLISE D’ARGIS[2].

Le long de l’Argis, sur un beau rivage, passe Négru Voda avec ses compagnons, neuf maîtres maçons et Manol dixième, à tous supérieur. Ensemble ils vont choisir, au fond de la vallée, un bel emplacement pour un monastère.

Voici qu’en chemin ils font rencontre d’un jeune berger jouant de la flûte, jouant des doïnas. En l’apercevant, le prince lui dit :

« Gentil bergeret joueur de doïnas, tu as remonté le cours de l’Argis avec ton troupeau ; tu as descendu le cours de l’Argis avec tes moutons ; n’aurais-tu pas vu, par où tu passas, un mur délaissé et non achevé dans le vert fouillis des noisetiers ?

— Oui, prince, j’ai vu par où j’ai passé un mur délaissé et non achevé ; et mes chiens se sont élancés hurlant la mort comme en un désert. »

Le prince, à ces mots, devient tout joyeux et repart soudain, allant droit au mur avec ses maçons, neuf maîtres maçons et Manol dixième, à tous supérieur.

« Voici le vieux mur, ici je choisis un emplacement pour un monastère. Or, vous, mes maçons, mes maîtres maçons, jour et nuit en hâte mettez-vous à l’œuvre, afin de bâtir, d’élever ici un beau monastère sans pareil au monde ; vous aurez richesse et rang de boyards ! ou sinon, par Dieu ! je vous fais murer, murer tout vivants dans les fondements. »

Les maçons en hâte tendent leurs ficelles, prennent leurs mesures et creusent le sol. Bientôt ils bâtissent, bâtissent un mur ; mais tout le travail du jour dans la nuit s’écroule ; le second jour, de même ; le troisième, de même ; le quatrième, de même ; les efforts sont vains, car tout le travail du jour dans la nuit s’écroule.

Le prince étonné leur fait des reproches, puis, dans sa colère, de nouveau menace de les murer tous dans les fondements.

Les maçons se remettent à l’œuvre et travaillent en tremblant et tremblent en travaillant, tout le long d’un jour d’été, d’un grand jour, jusqu’au soir.

Voilà que Manol quitte ses outils, se couche et s’endort et fait un rêve étrange ; puis soudain se lève et dit ces paroles :

« Vous, mes compagnons, neuf maîtres maçons, savez-vous quel rêve j’ai fait en dormant ?

« Une voix du ciel m’a dit clairement que tous nos travaux iront s’écroulant, jusqu’à ce qu’ensemble nous jurions ici de murer dans le mur la première femme, épouse ou sœur, qui apparaîtra demain à l’aurore, apportant des vivres pour l’un d’entre nous.

« Donc, si vous voulez achever de bâtir ce saint monastère, monument de gloire, jurons tous ensemble de garder le secret, jurons d’immoler, de murer dans le mur, la première femme, épouse ou sœur, qui apparaîtra demain à l’aurore. »

Voici qu’à l’aurore Manol s’éveille et, en s’éveillant, il grimpe aussitôt, d’abord sur la haie, puis il monte encore sur l’échafaudage, et regarde au loin les champs et la route. Mais qu’aperçoit-il ? que voit-il venir ? C’est sa jeune épouse, la Flora des champs !

Elle s’approchait et lui apportait des mets à manger et du vin à boire. Manol la voit ; lors sa vue se trouble et, saisi d’effroi, il tombe à genoux, joint les mains et dit :

« Ô Seigneur, mon Dieu ! répands sur la terre une pluie écumante qui trace des ruisseaux et creuse des torrents ; que les eaux se gonflent pour inonder la plaine et forcent ma femme de rebrousser chemin. »

Dieu prend pitié et, à sa prière, assemble les nuages qui dérobent le ciel ; soudain il en tombe une pluie écumante qui trace des ruisseaux et coule en torrents ; mais elle ne peut arrêter l’épouse, qui toujours avance, traverse les eaux et toujours approche. Manol la voit et son cœur en gémit : il s’incline encore, joint les mains et dit :

« Ô Seigneur, mon Dieu ! déchaîne un grand vent au loin sur la terre qui torde les platanes, dépouille les sapins, renverse les montagnes, et force ma femme de s’en retourner loin de la vallée. »

Dieu prend pitié et, à sa prière, déchaîne un grand vent du ciel sur la terre. Le vent souffle, siffle, il tord les platanes, dépouille les sapins, renverse les monta-

  1. Ubicini, 52-53.
  2. Traduction de Bazile Alexandre.