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tête, vint examiner le dégât, et chacun lui trouva une cause différente : l’essieu luxé, la boîte de la roue faussée, l’écrou forcé ou la vis tordue. Au bout d’une heure, on décida qu’il fallait appeler le forgeron, un tzigane, je le reconnus de suite à son air mystérieux. Il entra lentement, portant pour tous outils un énorme marteau et une toute petite lime ; il examina et toucha les différentes parties suspectées d’être endommagées, avec la gravité d’un rebouteur qui va remettre un membre et écoute avec déférence les indications de chacun ; puis il donna force coups de marteau partout, quelques traits de lime par-ci par-là, et finit sans que les Valaques s’en aperçussent, par opérer le changement de deux écrous dont le déplacement seul avait causé tout le mal. Il l’avait bien vu du premier coup d’œil ; mais l’opération était si simple qu’elle n’eut mérité qu’un léger salaire, tandis que tout le bruit inutile qu’il avait fait valait gros. Les Valaques furent convaincus de son habileté de forgeron, moi de sa finesse.

Nous repartîmes, mais d’un train modéré ; les chevaux qu’on venait de nous atteler avaient déjà fourni une course dans la journée et étaient éreintés. Au bout de trois quarts d’heure il nous parut plus que probable que nous n’atteindrions pas le gîte avant la nuit. Heureusement Mathé connaissait les lois ou au moins les usages de son pays, qui en tiennent souvent assez mal la place. Il vit venir sur un des bas côtés de la route, chevauchant côte à côte, comme des gens qui ont conscience d’une journée bien employée et qui se promettent un repos bien gagné, deux postillons ramenant un double quadrige fringant. Au moment où ils s’écartaient poliment pour nous laisser passer, Mathé les mit en


Gaesti. — Dessin de Lancelot.


joue avec son fusil, leur cria, arrête ! d’une voix terrible, et, avant qu’ils ne fussent revenus de leur stupeur, sautant à la bride de leurs montures, les obligea de prendre la place de nos rosses surmenées. Les postillons de celles-ci avaient été aussi prompts que Mathé et, enchantés de l’aubaine, avaient dételé avec empressement et nous tournèrent le dos sans réclamer. Les autres ne réclamèrent pas non plus, mais talonnèrent avec rage leur attelage qui nous emporta en volant.

Cette presse de chevaux et de postillons s’exerce sans opposition. Messieurs les Boyards la pratiquent largement, et il arrive souvent que de paisibles négociants, voyageant pour affaires, sont sommés d’opérer un échange qui n’est jamais à leur avantage, mais qui paraît très-amusant à leurs aimables persécuteurs.

Gaesti, où nous arrivâmes une demi-heure avant le coucher du soleil, est un joli village bâti sur les bords de l’Argis, dans un pays très-fertile et bien cultivé. On y traverse la rivière sur un pont de bois ; ce n’est pas peu de chose en Valachie que la traversée d’un pont en voiture. Celui de Gaesti, comme beaucoup d’autres que je vis plus tard, était d’un pittoresque charmant, mais dangereux. À peine nos chevaux y furent-ils tous engagés, que leurs trente-deux jambes rencontrèrent des trous, des madriers saillants et des planches qui basculaient sous leur piétinement. En cédant sous les pieds des uns, elle retombaient à grand bruit sous la tête des autres. Ils s’épouvantèrent, et bientôt renversés, ruants, entortillés dans leurs longs traits, ils formèrent un groupe étrange ou l’on ne put rétablir l’ordre qu’en dételant.