Page:Le Tour du monde - 13.djvu/211

Cette page n’a pas encore été corrigée


Le postillon valaque mérite une étude particulière. Il endure les plus rudes fatigues avec une insouciance rare et une étonnante force de tempérament. Son costume d’apparat qui commence à disparaître est ainsi composé : par-dessus la chemise de toile, une veste turque très-ample, de couleur chocolat claire, brodée d’arabesques contournant des ornements en mosaïque de drap de différentes couleurs très-voyantes ; un pantalon presque collant en laine feutrée très-épaisse, et orné sur les cuisses d’arabesques semblables à celles de la veste ; une ceinture de cuir, large et dure comme une sous-ventrière de limonier, enjolivée de laiton, serrant fortement le torse et le maintenant droit malgré le galop le plus effrené. À cette ceinture est passé un couteau en forme de kandjar, emmanché de corne et à fourreau de bois. Ce couteau n’est pas une arme, C’est plutôt un outil destiné à charpenter selon les accidents du voyage. Le vrai couteau d’usage, encore plus pacifique, est un petit eustache qui pend à la ceinture, à côté d’un sac à tabac joliment travaillé en cuir. Des jambières en étoffe semblable au pantalon s’ajustent de deux façons par-dessus celui-ci ; elles couvrent la jambe de la cheville aux cuisses, en doublant le pantalon, ou couvrent seulement le bas de la jambe à partir du genou, en s’étalant sur les pieds, à la façon des calzerone des gauchos du Mexique. Qu’on joigne à tout cet attirail un large bonnet en toison de brebis, de longs cheveux flottant en arrière, et enfin, à la ceinture, des ficelles et des cordes dont un postillon prévoyant aime à faire provision, et on aura l’image complète d’un accoutrement qui ne manque pas, quoique un peu sauvage dans son ensemble, d’une assez fière tournure à cheval.

Une fois en selle, le postillon n’a qu’une pensée : courir : la route est ce qu’elle peut : l’arrêter ou modérer son allure n’est pas facile. Les chevaux vont deux à deux : chaque paire est assez loin de l’autre. L’un des postillons est à la tête de l’attelage, l’autre au milieu. Aux coups de talon répétés, aux claquements d’un long fouet à manche très-court, ils ajoutent un certain éclat de voix inimitable qui a la modulation d’un formidable bâillement et pourrait s’écrire B’oû oû â â âh. La première syllabe sort comme une explosion, les autres suivent comme son écho sous une voûte ; la dernière souffle et fuit comme un coup de vent. Ce cri est si barbare que les chevaux ne s’y sont jamais habitués : il les étonne comme un coup de tonnerre et les emporte comme une bourrasque.

Pour s’annoncer à un relais, les postillons poussent ensemble et l’un après l’autre une série de sons aigus, séparés d’abord, puis liés et enroulés l’un l’autre et d’une acuité surhurmaine, qui transpercent l’espace, dominent à une grande distance tous les bruits de la campagne et déchirent très-désagréablement les oreilles novices. Les gens du pays eux-mêmes ne se font pas d’illusions en les entendant et ne paraissent guère charmés.

Je fus, du reste, plus d’une fois bien surpris de me trouver auprès d’un de ces relais que rien n’indique dans la steppe couverte de broussailles, sinon une haute perche portant à son sommet une botte de feuillages.

Le plus ordinairement, malgré ce soin que les postillons prennent de s’annoncer à grand bruit, les chevaux n’en sont pas plus prêts quand la voiture arrive. Les écuries de la steppe sont souvent de simples hangars sous lesquels les chevaux reposent à l’ombre ; mais souvent aussi ils sont éparpillés, broutant les taillis rabougris de chênes à des distances assez grandes et par groupes plus ou moins nombreux, selon leur sociabilité, car on les laisse sans entraves ; lorsqu’il en est ainsi, un serviteur monte à un observatoire de perches qui domine tout le terrain de la poste, redescend, prend à cheval la direction dans laquelle il a vu les chevaux, et ne reparaît guère qu’au bout d’une ou deux heures avec un attelage frais.

Pendant ce temps, le voyageur peut, s’il lui plaît, fumer ou se rafraîchir sous le toit hospitalier du maître de poste. La maison est quelquefois habitable, quelquefois aussi c’est une triste guérite à claire-voie ouverte à toutes les intempéries et n’offrant au voyageur, avec un peu d’ombre, qu’une cruche d’eau protégée du soleil par un rameau de feuilles.

Le moindre accident qui survient aux voitures est une affaire : rien n’est prêt ni prévu.

Au troisième ou quatrième relais, on avait graissé les roues de notre calèche ; nous allions partir, lorsqu’on s’aperçut que les deux roues de derrière ne tournaient plus. Tout le personnel de le poste, le capitaine en