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J’examinai avec attention les travaux de diverses sortes des jeunes élèves ; je reconnus tout ce que nos pensionnats de petites filles produisent : cahiers d’écriture et de calcul, travaux de broderie et de couture étaient satisfaisants ; ils témoignaient d’application et d’adresse ; mais ce qui me frappa le plus, ce fut l’air posé, intelligent et raisonnable de la plupart de ces bambines de huit à neuf ans qui contrastait réellement avec les allures de chèvres et la physionomie sauvage et égarée des enfants de leur âge et de leur condition, abandonnées à la vie oisive et aux jeux de la rue.

Je n’aurais pas cru qu’une intelligence éveillée depuis trois ou quatre ans à peine, et appliquée seulement à des idées d’ordre et de nombre assez restreints, pût imprimer un tel changement sur d’aussi jeunes figures ; j’en fis la remarque au prince ; elle me valut une addition confidentielle à son discours public, qui m’intéressa plus encore.

« Je n’ai pas, me dit-il entre autres choses, les mêmes moyens d’action que le gouvernement, ni les mêmes vues. Il a surtout pour but, au moyen de ses écoles, de se dresser des soldats et de se préparer des fonctionnaires ; c’est quelque chose, mais ce n’est pas tout ; serait-ce tout, que le moyen ne serait pas complétement efficace. Fonctionnaires et soldats se recrutent dans les rangs du peuple, et chez le peuple c’est la mère qui fait la première éducation morale de ses enfants. Comment la fera-t-elle, si elle lui manque ? Si l’on veut sincèrement la régénération du peuple roumain, il faut que tous les efforts tendent à la moralisation de la femme. En donnant l’éducation et l’instruction aux filles, on prépare les mères qui élèveront une vraie génération d’hommes. »


LIII

DE BUCHAREST À PITESTI.


Départ de Bucharest. — Un maître de poste incorruptible. — Les postes aux chevaux. — Les postillons. — Un tzigane forgeron. — La presse des chevaux et des postillons. — Gaesti. — Un pont. — Les corveïeurs. — La vallée de l’Argis. — Pitesti. — Travaux forcés champêtres.

Ce fut avec grand plaisir que je partis de Bucharest pour visiter les principaux monastères de la Petite-Valachie, en compagnie du secrétaire du prince, M. D…, dans une solide calèche au coffre bien rempli. Un brave serviteur, Mathé, devait être tout à la fois le camarar, le paharnik, le pitar et le corturar de notre expédition, c’est-à-dire le camérier, l’échanson, l’inspecteur des vivres et le gardien de la tente. Il percha tout le long du voyage sur le siége découvert ; pour signe distinctif de ses fonctions variées il portait en bandoulière un fusil à deux coups.

Arrivés à la première poste, à l’extrémité du faubourg, nous eûmes l’occasion d’apprécier la mesure de l’incorruptibilité des fonctionnaires publics et la puissance du pourboire ; le capitaine, très-poli, nous affirma avec regret qu’il lui était impossible de nous fournir les huit chevaux que la podorojna nous autorisait à prendre dans son établissement ; il n’en avait pas quatre disponibles ; or, en ce moment même, une longue file de ces quadrupèdes vint à sortir des écuries pour aller à l’abreuvoir : — « Ils sont retenus ou fatigués, » s’écria le capitaine. — M. D. discuta et insista pour défendre des droits bien établis que lui donnait la feuille de poste. Le capitaine se renferma dans un silence plein de dignité. Nous décidâmes d’envoyer Mathé à la direction générale ; l’obligeant capitaine, pour nous prouver qu’il agissait par devoir, nous offrit d’expédier notre réclamation par un de ses postillons, en sorte que nous ne serions pas privés de notre serviteur. Nous eûmes la naïveté de le croire. Le postillon partit mais ne revint pas. Nous attendîmes longtemps dans notre caruzà, y faisant assez sotte mine. Je ne sais combien eût duré cette situation ridicule, si Mathé, qui jusqu’alors par respect pour nous n’avait pas osé prendre d’initiative dans la discussion, ne se fût décidé à tirer le capitaine à part pour négocier avec lui. Après un entretien fort court, il remonta sur son siége pendant que, sur un signe de son interlocuteur, deux postillons attelaient huit chevaux et peu après se mettaient en selle. Dès que nous fûmes sur la grande route, escortés des nombreux souhaits de bon voyage du digne capitaine, nous demandâmes à Mathé quelles bonnes raisons il lui avait données pour le convaincre si vite de nos droits. Sa réponse fut courte et instructive : il avait demandé à arranger l’affaire, et un simple icossar (pièce de cinq francs) avait été le prix de la transaction.

En sortant de Bucharest, nous passâmes devant la maison de campagne que le prince Couza achevait de se faire bâtir. Un détail me charma plus que des colonnades, des statues ou des jets d’eau : on traçait un potager et un verger modèles.

Après la banlieue de Bucharest, la route se dirige à l’ouest pendant trente-cinq kilomètres environ, puis côtoie, en le remontant, le cours de l’Argis jusqu’à la ville de ce nom. L’Argis descendant des Carpathes, coule parallèlement à la Dimbovitza pendant une vingtaine de lieues, sans en être éloigné de plus de quatre.

Les rives de la Dimbovitza sont encaissées ; elles fertilisent peu cette contrée sèche, aride et plate, dans laquelle les landes incultes succèdent aux champs de maïs assez maigres. Les cigognes s’y promènent avec une tranquillité qui prouve qu’elles aussi jouissent ici du respect que leur mérite bien leur apparence grave et méditatrice. Les seules habitations que l’on rencontre sont les postes aux chevaux, d’un aspect assez pauvre. Un petit bâtiment qui n’est quelquefois qu’une cabane, quelques hangars, une écurie, un puits et deux ou trois arbres fruitiers aux branches tordues, voilà tout. Maisons et arbres ne dépassent pas de trois hauteurs d’homme le sol aplani qui fuit à perte de vue jusqu’à une ligne de montagnes lointaines. La route est large, et nos chevaux au galop, vigoureusement conduits par nos deux postillons, qui semblent courir uniquement pour leur plaisir, franchissent vite l’intervalle d’un relais à un autre.