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agréable. La ville matérielle, telle qu’elle m’a paru être et telle que j’ai essayé de la faire voir, est bien en rapport avec la population, je n’ose dire la société qu’elle renferme, car la société ne me semble guère plus constituée que la ville n’est bâtie. J’aurais beaucoup de traits de caractère à ajouter à ceux que j’ai déjà cités ; mais presque tous sont très-difficiles, plusieurs impossibles à esquisser. D’ailleurs, dans la société comme dans le ville, tout est ruine et renaissance ; tout recommence et tout finit ; le mal n’y est certainement que provisoire[1].

On ne saurait pas plus en vouloir aux classes si longtemps opprimées d’être encore abîmées dans la dégradation morale qu’à la jeunesse aisée de ne pas être complétement dégagée de ses préjugés de prétendue toute-puissance de caste et de ses faux priviléges. Celle-ci a manqué d’exemples et d’éducateurs ; celles-là ont manqué de soutiens ; les tuteurs de la jeune civilisation n’ont pas été assez nombreux ; les aides de la réorganisation n’ont pas tous été bien choisis ou n’étaient pas assez affermis dans la foi nouvelle ; plus d’un loup dévorant a pris l’habit de berger. Mais l’équilibre se fait ; la lumière se fera ; et il m’a été donné de voir par quels moyens on y arriverait, au moment même où, dégoûté et ahuri par la vue des instincts dominateurs


Boucherie et boulangerie, à Bucharest. — Dessin de Lancelot.


et rapaces si fortement enracinés chez les uns, de la dépravation si invétérée chez les autres, je doutais que la régénération fût possible chez le peuple roumain. C’est une douce satisfaction pour moi de dire comment la conviction contraire m’est venue.

Une lettre de recommandation de M. Duruy au prince Brancovano, son ancien élève, m’avait valu de ce dernier le plus affable accueil et l’offre du voyage que je fis plus tard en Petite-Valachie. Fils et neveu des anciens hospodars Bibesco et Stirbey, propriétaire de nombreux et immenses domaines, curateur et tuteur de plusieurs couvents importants dont il nomme les hauts dignitaires, abbés ou abbesses, le prince Brancovano est là-bas, de par ses droits et sa fortune, un vrai grand seigneur. Ce n’est pas de cela que je prétends le louer ; car, en lui, l’homme passe avant le prince. Son esprit, ses goûts et ses tendances libérales valent mieux que ses richesses et ses priviléges. Je lui dois d’avoir pu visiter l’intérieur de son beau pays et ma reconnaissance est grande ; mais ce qui me touche le plus, c’est la cérémonie à laquelle il me convia.

Lancelot.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Il n’en faut pas douter. Du reste, le directeur de ce recueil doit témoigner ici qu’il a connu plusieurs familles de Bucharest et qu’il a conservé de ses relations avec elles les souvenirs les plus doux et les plus aimables. Le spirituel voyageur ne prétend pas avoir eu le temps ou l’occasion d’étudier la société de cette ville sous tous ses aspects et au fond même : d’ailleurs il faut des réserves.