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dans ce milieu sans ordre, un va-et-vient continu de birdjs, de paysans à cheval, de femmes portant des denrées, de chevaux dételés qui hennissaient et ruaient, de chiens qui hurlaient, et de grands porcs bruns qui grognaient d’aise, en fouillant à plein grouin le large fleuve d’eau grasse s’épanchant sans interruption de la cuisine. Ce mouvement, ce bruit ne troublaient pas un instant les Turcs, les Valaques, les Bulgares et les Grecs, qui continuaient, tranquilles, le débat de leurs transactions, auxquelles présidaient des juifs, opérant sur place le change des monnaies, à grand renfort de lunettes, de pierres de touche et de balances. Ce khan déchu est situé dans un quartier très-fréquenté ; il a une façade sur la rivière la Dimbovitza.

Un proverbe local dit : Dimbovitza, apâ dulce ! qui ne o bea ne se mai duce ! — Dimbovitza, eau douce, qui la boit ne s’en va plus !

C’est peut-être vrai, mais ce qu’on voit de là ne donne guère envie d’en boire. En amont d’un gué très-fréquenté, et tout près de ses eaux troubles, se dressent, infectes et hideuses, les anciennes boucheries turques. Entre des charpentes, sinistres comme des gibets et tout éclaboussées de rouge, des quartiers de bœufs et de moutons, maladroitement déchirés, pendent à des chaînes de fer ; des têtes de moutons velues, aux yeux rentrés dans leurs orbites verdis, serrant dans leurs dents ternies leur langue enflée, encombrent, avec d’autres lambeaux sans formes, des étals massifs tout gluants de sang, sous lesquels rôdent de nombreux chiens affamés et sans maître.

En m’éloignant de ce dégoûtant étalage, dont la vue suffirait pour rendre pythagoricien le plus intrépide mangeur de rosbifs, je continuai à explorer les bords de la Dimbovitza. Un plus habile que moi, en évoquant le souvenir du cortége d’Amphitrite, pourrait dire ce que j’y vis ; mais, outre qu’il me paraît bien difficile de


Un puits près de Bucharest. — Dessin de Lancelot.


mêler aux tritons et aux océanides d’ignobles badauds et des sergents de ville, en ce moment je n’y pensais guère ; y eussé-je pensé, comment faire entrer les sergents de ville dans le récit, puisque je m’indignais précisément de ce qu’ils n’intervinssent pas dans l’action ? J’adressai mentalement, en m’enfonçant dans les ruelles qui conduisent aux champs, quelques mots bien sentis à l’édilité de Bucharest, un peu plus haut même, et cherchai, pour reposer mes yeux et mon esprit de toutes les laideurs de cette journée, la solitude, des arbres, du gazon et des fleurs, un coin si petit qu’il fût de cette simple et bonne nature du bon Dieu, toujours belle, et qui n’a besoin d’être ni dirigée, ni contenue, ni réprimée, pour charmer.

Je trouvai des bouquets de bois touffus, des landes incultes, des marais, des oasis d’arbres fruitiers ombrageant des villages d’apparence heureuse. Au centre de l’un d’eux, un puits était décoré de têtes de bœufs, disséquées et blanchies. Étaient-ce les têtes de victimes sacrifiées pour rendre la source propice aux animaux qui viennent s’y abreuver ? Je fus près de m’arrêter à cette supposition ; retrouver une superstition romaine me tentait, mais la vue de semblables débris servant à différents usages me montra que ceux-là faisaient simplement office de contre-poids et remplaçaient une pierre ou une souche.

Un jour vint où je fus forcé de m’avouer que le pittoresque ne console pas de tout : je m’en doutais déjà,

Et que, pour être artiste on n’en est pas moins homme.

Le séjour de Bucharest commençait à me peser.

Capitale en cours d’exécution d’un État qui se réorganise, cette ville à plus d’un point de vue intéresse ; mais trop de choses y froissent à chaque instant les sentiments de justice, d’humanité, de moralité et de droit pour qu’elle soit dès à présent un séjour longtemps