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vrais fidèles ne s’y trompent pas ; à la place du recueillement qu’ils cherchent dans l’église, ils n’éprouvent que de futiles distractions.

Le petit monument que j’ai dessiné (page 197) exprime bien le goût artistique du peuple roumain, et aussi le caractère de sa dévotion, dont la pratique la plus prescrite et la plus suivie est, après le jeûne, l’entretien d’une lampe allumée devant une image pieuse, que les femmes, avec un sentiment enfantin d’amour et de respect, se plaisent à entourer de découpures dorées, de broderies et de fleurs.

L’ensemble du porche est d’un aspect riche et gracieux ; au-dessus des colonnes décorées d’entrelacs et de feuillages finement sculptés, ravivés de filets rouges et verts, le mur est divisé en zones de différentes couleurs ; des arabesques peintes s’en détachent en oppositions très-tranchées, blanc sur bleu, or sur rouge, contournant les archivoltes et entourant des figures de saints nimbés d’or, hautement coloriées sur fond bleu.

Le soubassement, entre les piédestaux des colonnes, est décoré de trois bas-reliefs ; celui du milieu représente un chevalier armé, à cheval ; les deux autres figurent deux lions s’affrontant dans des rinceaux plantureux.

Une particularité du caractère valaque est la familiarité avec laquelle on traite les morts. Les cimetières ne paraissent inspirer ni tristesse ni crainte, et, même dans les faubourgs, ce sont des lieux de réunion ; les femmes travaillent à l’ombre des arbres qui couvrent les tombes ; les enfants courent dans l’herbe et grimpent aux bras de pierre des croix trapues, avec une douce insouciance qui n’offense pas ; elle semble inspirée par les misères d’une vie précaire et l’imitation de la résignation musulmane.

Du temps de l’occupation ottomane il n’est resté aucun monument considérable à Bucharest ; mais de nombreuses maisons éparses dans les faubourgs sont des spécimens curieux de l’architecture turque. Sur la voie publique et dans les rues commerçantes, le rez-de-chaussée n’a ordinairement que de très-petites fenêtres, prenant jour au-dessus de l’œil du passant ; la porte d’entrée, assez petite, est ornée avec un soin tout particulier de moulures qui s’entre-croisent autour d’un petit guichet. Au premier étage règne presque toujours une galerie ombrée, d’où l’on peut voir et n’être pas vu ; ou bien du milieu de la façade s’avance un encorbellement très-saillant, percé de fenêtres sur toutes ses faces. Les boutiques, tout en étalant leurs marchandises aux regards, ont des volets et des auvents à demi fermés qui ne laissent rien voir de l’intérieur.

Dans des rues moins fréquentées, entourées de jardins à haies de jasmins, quelques-unes de ces maisons ont un air recueilli et mystérieux qui charme tout d’abord. Leur étage inférieur est égayé d’arbustes et de fleurs. Le toit saillant est à moitié caché sous les grappes odorantes des grands acacias aux troncs penchés. La galerie, le divan devrais-je dire, s’ouvre sur des bosquets ombreux, où scintille quelquefois un filet d’eau jaillissante, et où se promènent, dans les plus folles allures, de belles grues cendrées, oiseaux familiers du pays.

Rien n’inspire mieux l’idée d’une vie paisible et heureuse que la vue de ces charmantes habitations. Rien n’en éloigne plus qu’une visite à l’ancien khan, fondé par Manuk-bey, et devenu dans ces derniers temps l’hôtel Manuk. C’est, malgré son titre aristocratique, une auberge où les gens aux nerfs délicats, à l’épiderme sensible, feront bien de ne pas s’aventurer, mais où les curieux d’anciennes mœurs locales seront satisfaits. Il a gardé intacte sa première physionomie, attristée malheureusement par la malpropreté. Les deux rangs de galeries qui relient ses quatre grands corps de logis, le grand escalier à double rampe qui dessert les deux étages, très-élégant, sous un kiosque à toiture saillante et à solives profilées, sont ornés de colonnes et de balustrades d’un goût charmant et d’une exécution très-fine. On pourrait dire que c’est un palais de bois ; il mériterait une restauration, peu difficile du reste, et une destination plus protectrice. Tel qu’il est, c’est le rendez-vous des rouliers transylvaniens, des colporteurs allemands, des petits trafiquants turcs, bulgares et grecs, de tous les voyageurs à petite bourse et aussi à métiers de hasard, et qui craignent le grand jour. Sur le grand escalier, sous les longues galeries, se coudoient les types les plus divers, les costumes les plus variés. C’est là que je rencontrai un couple montagnard qui m’offrit le premier échantillon pur du costume national, complété par un gilet de peau de mouton, enjolivé d’arabesques ; un riche paysan, en houppelande blanche, le kandjar aigu à la ceinture, et l’air très-digne. J’y vis aussi un vieux juif à longue barbe, dont la singulière et antique coiffure jaune, côtelée et en forme exacte de biscuit de Savoie, me parut bonne à croquer.

Les galeries, sur lesquelles ouvrent les appartements, servent de promenoirs et de salles communes. Il y règne une indifférence et un sans gêne remarquables à l’égard du voisin. Sous l’œil de tous (tolérance qui ne fait l’éloge de personne), chacun y semble chez soi. Du point où je m’installai pour prendre mes croquis, je pouvais voir une blonde Allemande qui savonnait des hardes de première nécessité que ses enfants attendaient ; un barbier ambulant rasant des mentons et des occiputs ; une tzigane dansant devant des Turcs en belle humeur ; un saltimbanque en maillot déteint faisant la leçon à un singe pelé. En même temps, les sons d’une kobsa accompagnant une voix mélancolique et douce, filtraient à travers l’entre-bâillement d’une porte placée derrière moi, et du fond d’un corridor obscur, m’arrivaient les plaintifs vagissements d’un nouveau-né.

L’immense cour me donnait le spectacle le plus divertissant et le plus varié du monde : un campement, un entrepôt, un marché, une bourse, une ménagerie tout à la fois ; au long des rez-de-chaussée, des bâches, des tentes, des ballots de marchandises, des tonneaux ; au fond, dans de grandes niches grillées, des amas de cuirs frais, de laines suintantes de cornes de buffles disséminées partout, des tas de paille et de fumier ;