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les complications les plus bizarres et les plus désagréables : — même logement loué pour deux exploitations rivales ; femmes de journée engagées dans plusieurs ateliers à la fois ; marchandises véreuses repoussées de tous les acheteurs, reparaissant toujours avec l’indication d’une provenance nouvelle, voyageant pendant trois semaines d’un quartier de la ville à l’autre, et faisant courir en pure perte tous les chalands qui ne les connaissaient que trop ; d’autres achetées par plusieurs personnes, malgré des arrhes et des paroles d’honneur échangées. Ces courtiers peu scrupuleux de toutes sortes de marchandises, nés de l’ancienne civilisation, jouent de leur reste : ils ne pourront trouver place dans une société légalement constituée. C’est une classe de transition qui n’aura plus aucune chance d’exister quand les riches et les puissants privilégiés ne seront plus en position de les soutenir contre les faibles, qui ne seront plus les opprimés. Et, déjà, dans la génération nouvelle qui s’épure et s’élève par l’instruction et l’éveil des idées patriotiques, ce n’est plus que la lie du fond dans une liqueur qui se clarifie.


LI

À BUCHAREST.


Du style architectural. — Du sentiment national et du sentiment religieux. — Les maisons turques. — L’hôtel Manuk. — Amphitrite et la Dimbovitza.

Les nombreuses églises de Bucharest sont perdues pour la plupart dans des carrefours d’un accès difficile et où souvent le hasard seul conduit le voyageur. Leur architecture, qui dérive du style byzantin, étonne et souvent séduit : on y remarque surtout une bizarre recherche de détails d’ornementation où la sculpture et la peinture rivalisent d’efforts et s’égalent en naïveté. Malheureusement, les plus anciennes, les plus curieuses, celles qui devraient être le plus protégées par le sentiment national, sont dans un état d’oubli et de dégradation déplorables. Elles valent mieux pourtant, comme art et comme tradition historique, que les quelques palais et églises nouvellement édifiés dans le style : gothique allemand, qui paraît seul en possession de la haute faveur officielle.

Il y a dans le choix de ce style, qu’aucune solidarité de peuple ni de religion ne justifie, deux graves inconséquences : la première tendrait simplement à nier le caractère, l’expression de l’architecture ; la seconde ne tient nullement compte du génie intime, instinctif, particulier à chaque race. On ne doit pas réédifier la capitale d’un État, qui vient de s’affranchir et qui se régénère, dans un style qui matérialiserait absolument l’époque la plus oppressive de toutes, le moyen âge. En imposant à une nouvelle génération d’artistes des formes et des proportions que leurs prédécesseurs n’ont pas pressenties, trouvées, modifiées par degrés, on voue forcément ces artistes à l’impuissance. Leurs œuvres ne se rattachent en rien au sens populaire, et la conviction, qui leur manque, leur interdit aussi tout enseignement aux artistes de l’avenir.

Il n’est pas besoin, pour confirmer ce jugement, d’en appeler aux monuments de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce ou de l’ancienne Rome, si justement expressifs des temps qui les ont vus naître et du caractère des peuples qui les ont élevés pour les opposer aux incohérentes édifications contemporaines qui encombrent tant de villes d’Europe. Une visite à l’église de Saint-Spiridion, à Bucharest, suffit. Un faux génie d’érudition y a entassé, sur une disposition encore à peu près byzantine, tous les enjolivements du gothique, sans s’apercevoir qu’en élançant outre mesure les tours octogones, pour les recouvrir, de la base au sommet, de tous les modèles connus d’arcatures, de clochetons, de pinacles sans but qui s’y confondent, on commet plus qu’un non-sens, une hérésie. Les tours sont devenues des minarets, l’église a l’apparence d’une mosquée. Un Turc s’y tromperait. Les