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venue la première cuisinière : elle dispensait les épices avec beaucoup de brio. Les deux marmitons étaient ses frères ; ils l’avaient suivie dans la fortune adverse, et avaient mis à son service leur instinct belliqueux. Ils avaient si souvent en braves chevaliers, tiré l’épée pour leur dame ou pour leur foi, qu’ils avaient contracté l’habitude du geste, quelle que fût l’arme à leur portée. Leur nouvel état leur mettant le plus souvent une casserole sous la main, c’était avec cet ustensile si pacifique qu’ils se vengeaient des quolibets de l’aristocratie de service ou punissaient tout manque de respect envers la diva : les nez endommagés témoignaient de leur adresse et de la fréquence des attaques qu’ils avaient à repousser. Je ne sus pas ce qui avait amené ce jour-là ces frères dévoués à jouer le rôle des frères ennemis.

Il y a là-bas une classe d’individus qui n’ont, je crois, d’équivalents nulle part. Fils de propriétaires qui ont joué et perdu leurs biens, bannis ou affranchis de la domesticité, ils ont un peu d’argent ou encore un peu de crédit, un langage assez facile, beaucoup d’effronterie, pas le moindre sens moral et un habit noir. Sous le patronage d’un personnage important qu’ils ont surpris ou gagné, on sait à peu près comment, ils sollicitent une place. Solliciter, c’est leur état connu. En attendant cette place qui, espérons-le pour les administrés, n’arrivera jamais, ils font des affaires, Dieu sait lesquelles ! Celles qu’on peut avouer pour eux commencent aux renseignements officieux donnés à l’étranger qui offre un cigare en remercîment, et vont, jusqu’au courtage de transactions commerciales qui rapportent à l’entremetteur un double bénéfice payé par les deux contractants. Rien ne rebute la ténacité de ces individus, rien n’égale leur servilité, si ce n’est leur couardise.

Je fus longtemps en butte aux obséquiosités d’un de ces personnages, et je m’amusais de la bouffonnerie de ses offres. Il m’offrit d’abord de me conduire dans une honorable société où l’on jouait pour l’honneur ; ensuite il voulut me vendre des chevaux et je ne sais combien de centaines de kilos de cocons de vers à soie ; ce fut enfin un riche mariage qu’il me proposa, plus une audience du prince, tout cela uniquement « par amour pour les Français. » Il avait à propos de cet amour désintéressé une phrase qu’il répétait sans cesse, et qui, je crois bien, ne l’engageait pas plus que ses offres et ses promesses. « J’aime la France, disait-il, plus que ma patrie, autant que mon honneur ! »

Je ne tombais dans aucun de ces piéges, plus heureux en cela qu’un grand nombre de Français, d’Italiens et d’Allemands qui, à cette époque, étaient accourus à Bucharest pour trafiquer de la soie et surtout pour s’approvisionner de graine de vers dont la récolte avait été mauvaise en beaucoup d’autres pays.

Ces étrangers avaient établi dans la ville plusieurs magnaneries provisoires destinées à une seule récolte. Des citadins s’étaient également livrés à cette production dans une proportion beaucoup plus grande que d’habitude. Il y avait, par suite, rivalité entre les acheteurs, démarches secrètes, et manœuvres commerciales de toutes sortes : occasion admirable pour ces maîtres intrigants, dont je viens de décrire un modèle ! Aussi étaient-ils en pleine activité. De leur intermédiaire moins que scrupuleux, résulta