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près égal de coups de pied, et, sa colère de commande calmée, rentra dans le groupe des gens de service. D’autres serviteurs vinrent encore, et contribuèrent, avec le même cérémonial et d’après le même récit mesuré du patron et corroboré du même geste, à cette justice à la turque, à laquelle semblait présider un monsieur en costume de boyard, au geste théâtral. — Je crus que c’était un aga de police, qui après avoir laissé pratiquer un ancien usage, emmenait le maladroit voleur pour le faire juger selon la loi nouvelle, — car la correction administrée, il disparut avec lui. — Je fus bien étonné en apprenant que, de ces deux personnages, l’un était le maître, et le voleur son domestique : il me déplut surtout d’être assuré que je les avais pour voisins de palier ; d’autant plus que malgré cette audacieuse tentative de vol, le domestique resta au service de son maître et que tous deux firent un assez long séjour à l’hôtel.

À la rigueur, l’Anglais comprenait que l’hôtelier n’osât pas remercier un client qui buvait le champagne, jouait gros jeu avec ses amis et faisait grande dépense. Mais il ne trouvait guère d’explication à la tolérance du boyard et il concluait à la nécessité de coucher avec notre bourse.

Dans le nombreux personnel de cette singulière hôtellerie, un garçon attira tout d’abord mon attention par l’admirable expression de tristesse résignée répandue sur sa physionomie encore belle, quoique flétrie et dévastée, et par le délabrement incompréhensible de son costume.

À quelque heure qu’on le rencontrât il était toujours en costume de soirée. J’appris qu’il était garçon de jeu, fonctions d’un lucre hasardeux, mais fort actives. Il distribuait des cartes, marquait les points au jeu de billard, percevait l’impôt des heures ou des parties, et tenait le jeu du matin au soir et du soir au matin, ne se couchant jamais, et, rarement encore, dormait debout ; ses occupations habituelles avaient laissé des traces éloquentes sur son costume ; les manches de son habit noir étriqué étaient lustrées par le frôlement des tables, et deux grandes éraillures transversales, produites par le contact des bandes du billard, coupaient jusqu’au vif les jambes de son pantalon. Malgré cette triste tenue, il y avait de la distinction dans sa longue taille mince, sur son visage pâle, et dans ses mains fines et blanches.

Jamais figure ne prêta mieux à la légende et aux aventures : tout en lui sentait le mystère, ce qu’on m’en raconta n’était guère au-dessous de ce que l’imagination la plus romanesque pouvait enfanter.

Il était de Bohême, gentilhomme de grande famille, avait perdu par trahison une grande position, et, entraîné par le démon du jeu, s’était lui-même dépouillé de toute sa fortune.

Il acceptait l’indignité de sa position actuelle comme une juste réparation de ses fautes, et sa résignation était soutenue par d’anciennes prédictions de sorcières tziganes qui, après lui avoir révélé les malheurs qui devaient le frapper, l’assuraient d’une réhabilitation suivie d’un bonheur constant. Mais comment le bonheur pourrait-il jamais rentrer dans le cœur d’un homme qui endure des supplices semblables à celui que je lui vis subir un jour ?

Parmi les habitués de l’hôtel était un baron allemand, tournure de gros plutôt que de grand seigneur, parlant toujours très-haut, fumant une grosse pipe montée d’argent, et portant le chapeau sur l’oreille : — il avait laissé dans son pays, disait-on, sa morgue aristocratique, n’étant venu à Bucharest que pour s’amuser sans étiquette. Donc M. le baron, n’étant pas fier, proposa partie au pauvre garçon bohême, et comme il était aussi bon enfant que simple, il voulut égaliser les chances, et il établit les enjeux de la manière suivante : de sa personne il risquait un swandzig par partie, et, de son côté, le bohême devait boire un verre d’eau à chaque partie qu’il perdrait : or, il convient de savoir que le verre d’eau, en usage là-bas et qu’on sert avec le rafraîchissement appelé dulcias, contient au moins deux tiers de litre. Les deux joueurs étaient habiles et firent avec un bonheur égal huit parties en trente ou quarante minutes. —Le bohême, empocha quatre swandzigs et but, sans en perdre une goutte, environ trois litres d’eau à la grande joie de M. le baron, qui, se retira enchanté de la popularité que lui avaient conquise ses façons débonnaires. Rien de moins aristocratique en effet.

Les scènes de ce genre n’étonnaient que moi.

Pendant trois jours, aux heures du dîner, je fus fort intrigué de voir les garçons du restaurant, dont la face était parfaitement intacte jusque-là, revenir de la cuisine marqués sur le nez ou sur les pommettes des joues, d’estafilades transversales qui me rappelaient les coups d’épée d’apparat des étudiants de Munich. Quoiqu’on y entendît parfois des piétinements et comme des bruissements d’armures, je ne pouvais pas supposer que la cuisine fût une salle d’escrime. J’eus le mot de l’énigme un jour que je vis la porte s’ouvrir avec-fracas et apparaître sur le seuil deux marmitons très-animés, le tablier blanc retroussé et roulé autour du bras gauche comme la cape des combattants espagnols, le bras droit armé d’une casserole à long manche dont ils s’escrimèrent en feintes savantes et en coups retentissants. La cuisinière échevelée, se précipita entre eux comme l’Hersilie de L. David entre Romulus et Tatius, aussi belle, mais plus blonde qu’elle, et les sépara, au moment où, par une manœuvre habile, ils venaient de se coiffer mutuellement de leur armes, et, tirant sur le manche de toutes leurs forces, se maintenaient la tête baissée, tous deux vainqueurs, tous deux vaincus. Je découvris par les commentaires auxquels donna lieu cette scène, que la plus grande partie du personnel féminin de l’hôtel, depuis la dame qui trônait au comptoir du café, jusqu’aux plus infimes laveuses de vaisselle, avait été recrutée peu de temps auparavant dans une troupe théâtrale dramatique et lyrique hongroise, qui n’avait pas eu de succès La jeune première dramatique, jadis reine ou princesse, inscrivait les chopes. Les soubrettes et les utilités étaient chambrières. Les grandes coquettes étaient on ne savait où ni quoi. La première chanteuse était de-