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sur des landes mornes tristement bornées par une maigre silhouette de montagnes. Du côté de la ville, on n’aperçoit que des masures affreuses en avant desquelles se groupent des tentes de tziganes, des convois de longs chariots arrêtés, dont les attelages, chevaux ou bœufs maigres, sont couchés pêle-mêle avec leurs conducteurs sur la terre nue. C’est dans ce triste cadre que vont et viennent deux immenses files de voitures de toutes formes : carrosses d’apparat, légères et élégantes calèches, cabriolets fanés, murmurant sur des pavés toujours boueux. Là, j’ai vu des toilettes parisiennes d’un ton convenable (cela peut encore se dire de 1861), des femmes charmantes, une jeunesse brillante et distinguée, quelques vieux boyards, fidèles à l’ancien costume, majestueux par la forme autant que le costume persan auquel il ressemble beaucoup (robe de soie serrée d’une ceinture large et houppelande très-ample) et aussi riche que l’habillement turc par la nature des étoffes ; malheureusement l’affreuse casquette plate de cuir, si chère au peuple russe, le dépare et trahit chez ceux qui la portent un attachement obstiné aux idées aristocratiques et antinationales.

Dans la foule des chevaux éreintés par le pavé meurtrier de Bucharest, je remarquai plusieurs attelages superbes, des cochers débraillés, quelques livrées riches et élégantes, des heiduques hauts comme des tambours-majors, à tous crins et magnifiques.

Parmi ces derniers serviteurs, hommes de confiance et d’apparat, celui du consul de France était cité pour sa belle prestance. — C’était un janissaire au costume splendide, à la tournure majestueuse et d’un superbe effet derrière la voiture de son maître. — Il perdait à être vu de près. Quand je le vis face à face, je cherchai quelque part sur sa personne la signature de Daumier, qui semble avoir dessiné sa figure aux jours de sa meilleure humeur. C’est un Turc pour rire comme beaucoup de vrais Turcs.

Le consul d’Angleterre était suivi d’un magnifique Grec agréablement costumé. Sa figure, fine et gracieuse, contrastait singulièrement avec la face enluminée et joyeuse de son confrère en déchéance ; ni l’un ni l’autre ne paraissait se douter du singulier enseignement de politique et de morale que donnait leur condition servile. Ces descendants bien descendus, des anciens dominateurs du pays, échangeaient de joyeux propos et semblaient encore fiers de leur position officielle. Le Grec, habile à comprendre l’opinion publique, était obséquieux et courtisan auprès du Turc, qui est bon homme et sur lequel rejaillit une partie de la popularité dont jouit ici le consulat de France.

Le consulat anglais, moins populaire, se venge par des épigrammes à double pointe qui pourraient bien retomber sur lui. Une de ses appréciations sur la situation politique de la Valachie, se formulait ainsi. « Une chambre qui dispute, un prince qui décrète, gouvernés par un roi absolu, le consul de France. » — Mais quand cette royauté était vacante, que l’Angleterre ne cherchait-elle à la mériter ?


L


Portraits et tableaux de genre. — Le maître d’hôtel. — Un voleur. — Un vrai bohémien. — Un baron allemand bon enfant. — La question de l’eau froide. — Les frères ennemis. — Une prima donna à la cuisine. — Les complaisants. — Transactions commerciales.

En cherchant, dans les rues de Bucharest des images pittoresques, des costumes ou des monuments, j’ai souvent rencontré des scènes de mœurs étranges. Il est difficile de donner, même avec la plus grande réserve, quelque idée de l’abandon physique et surtout moral d’une partie considérable de la population : on doit, il est vrai, en accuser surtout les principes démoralisateurs qu’y ont déposés comme autant d’immondices les anciens dominateurs turcs, grecs et russes.

Le côté singulier ou comique est seul abordable. — Le propriétaire de l’hôtel que j’habitais, l’un des plus confortables et des mieux famés de la ville, était Allemand. Sa femme, Valaque je crois, petite, très-luxueuse et en même temps très-négligée dans ses toilettes, portait des jupes françaises trop amples, des corsages valaques trop courts, une coiffure serbe, ses cheveux nattes roulés autour de la tête à la hauteur des tempes, une profusion de bijoux et des savates aux pieds. Sa démarche était traînante et sa voix colère. Dans sa face olivâtre on ne voyait que les yeux, qui d’abord semblaient voilés, puis s’allumaient graduellement et lançaient des regards perçants comme ceux d’une chatte qui s’éveille et se fâche. Sa maigreur remarquable lui composait une laideur pleine d’originalité (ce portrait, j’en suis fâché, ressemble à plus d’une figure là-bas). Le mari était grand, fort bel homme, mais semblait toujours mal éveillé : on voyait tous les jours ce singulier couple sur un banc de la cour, sous des lauriers roses. — Le mari dormait dans une pose sultanesque. La femme, accompagnée de deux suivantes, vêtues très-légèrement, accroupies près d’elle, chiffonnait ; cinq ou six marmots tout jeunes, presque nus, piétinaient sur les majestueuses jupes et se roulaient dans la poussière, sans qu’elle prît plus de souci des jupes que des enfants. Cette gracieuse exhibition durait environ deux heures, puis mari et femme disparaissaient jusqu’au lendemain.

Un jour nous dînions, l’Anglais et moi, dans une salle d’été, ouverte sur une cour, lorsque le bruit d’une lutte et des cris déchirants nous arrachèrent à notre agréable occupation. Nous courûmes ainsi que d’autres voyageurs au salon de réception d’où partaient les cris. Nous y vîmes un garçon d’une vingtaine d’années, renversé à terre, se couvrant la figure de ses mains et dont les cris dégénéraient en beuglements. Cinq ou six des garçons de l’hôtel, groupés de côté, le menaçaient du poing ; — le maître d’hôtel, calme et digne, les contenait d’un geste olympien, mais deux autres garçons étant survenus, il leur fit un court récit en leur montrant un bureau dont le tiroir était béant, à moitié brisé. — Chacun d’eux, l’un après l’autre, tomba sur le patient, lui administra sur la tête un certain nombre de coups de poing, dans les jambes un nombre à peu