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ment et ne s’édifient bientôt sur un plan conforme aux idées modernes. Le vent du siècle les pousse et l’influence française, toute-puissante sur le parti national populaire, les soutient. En attendant, on aligne quelques grandes rues, on déblaye quelques places, et de grands bâtiments s’y élèvent. Bucharest est déjà riche en jardins publics, avec bals, concerts et illuminations de toutes couleurs, à l’instar des autres capitales de l’Europe ; et elle s’en montre beaucoup plus fière qu’elle n’est affligée de son dénûment absolu de choses de première nécessité. Mais ceux que le nécessaire intéresse sont depuis si longtemps dressés à la patience ! Ils attendront bien encore que les palais, les jardins publics, les églises, les casernes et les boulevards, soient en nombre suffisant, pour qu’on ait le temps de songer à leur donner, symboles matériels d’améliorations encore plus nécessaires, un pavé et des réverbères, des fontaines et des balayeurs.

Le jardin le plus fréquenté a de riches massifs d’arbustes rares, de vastes pelouses semées de beaux groupes d’arbres que reflète une rivière aux courbes indolentes et aux eaux paresseuses. Tous les soirs la bourgeoisie va s’y montrer plutôt qu’y jouir de l’ombre ou de la fraîcheur ; car il est de mode de s’y promener surtout d’un bout à l’autre d’une large avenue découverte où la poussière s’épanche à flots.

Les promeneurs sont graves et vêtus tristement à la française. Quelques-uns, si peu nombreux qu’on les compte, font des tentatives pour remettre en faveur le costume national, abandonné à peu près par tous ceux qui ne veulent pas être confondus avec les paysans. Ces rares tentatives ont peu de succès.

Il faut convenir cependant que cette préférence pour les modes françaises paraît être, chez un grand nombre, l’indice d’un sentiment louable. Au contraire du peuple hongrois, qui conserve le plus possible toutes les traditions de son passé libre et glorieux, le peuple valaque semble avoir hâte d’oublier tout ce qui lui rappelle l’odieux temps de son esclavage. Si l’on peut regretter l’ancien costume, au point de vue de la grâce et du pittoresque, on ne saurait blâmer le peuple qui le quitte, avec la joie d’un affranchi libre enfin de se dépouiller de sa livrée de servitude.

À l’époque de mon séjour à Bucharest, on y chantait avec engouement d’anciens airs nationaux. Un air surtout était en très-grande faveur quoiqu’il n’ait rien de passionné ni d’entraînant. Il exprime des idées simples et doucement mélancoliques : il ressemble à tous ceux dont les pâtres montagnards aiment à bercer leur isolement et que la solitude leur inspire.

Le grand monde (ou le monde riche et rare) a choisi pour lieu de promenade une chaussée située au bout de la grande rue du pont de Mongoch’oi, — la rue la plus aristocratique, le corso. C’est, comme son nom l’indique, une route de terre élevée au-dessus de terrains en friches et d’une nudité désolante. Plantée de quelques allées d’arbres trop jeunes pour garantir de la poussière et du soleil, elle doit sa vogue à son éloignement qui ne la rend accessible qu’aux cavaliers et surtout aux équipages.

La vue s’étend au loin du côté de la campagne