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Pour peu que ces contrastes vous disposent à la rêverie, vous pouvez vous y livrer sans crainte de distractions. Les wagons sont presque toujours déserts. Quelques paysans, fermiers, marchands de blé ou de vin allant d’un marché à l’autre, éleveurs de pourceaux trop souvent suivis de leurs élèves enfermés dans des wagons-cages ; voilà, d’ordinaire, tout le chargement du train. À moins donc que vous ne deviez à votre bonne étoile la compagnie aimable et spirituelle de quelque dame siennoise revenant de Florence ou de Livourne, vous pouvez vous abandonner en liberté à toutes les fantaisies de votre imagination ou aux méditations les plus sérieuses, à moins que certains grognements s’entremêlant aux coups de sifflet et aux mugissements de la machine ne vous agacent un peu trop les nerfs.

Souvent, assis dans le fond d’un de ces wagons déserts, je me suis demandé pourquoi cette belle ville de Sienne, si admirablement située au centre de la Toscane et sur la route de Rome, si renommée pour son amabilité hospitalière et pour ses monuments, si digne enfin d’intéresser les voyageurs par le caractère intelligent et passionné de son peuple, reste de la sorte isolée au milieu de ces courants d’hommes qui se croisent en tous sens sur notre vieux continent.

Autrefois les Anglais en faisaient volontiers leur résidence d’été ; cela se conçoit sans peine : on est sûr de les rencontrer partout où la vie est aisée et confortable. À présent il est très-rare qu’une famille anglaise passe à Sienne quelques jours. Je cherche encore la cause de ce changement.

On m’a bien conté je ne sais plus quelle histoire d’un médecin anglais qui, ayant eu à se plaindre d’un de ses confrères de la ville, aurait écrit par rancune un livre où ce délicieux pays se trouverait transformé en une véritable Maremme ; sur quoi la respectable colonie britannique, s’avisant tout à coup qu’elle se mourait de la malaria, se serait hâtée de fuir en masse ces parages funestes, pour aller dresser ses tentes sous un climat moins meurtrier.

Mais, si cette anecdote est vraie, que ces dignes insulaires se rassurent ! Sienne, loin d’être, comme on l’a prétendu, le commencement de la Maremme, offre au touriste qui veut bien s’y arrêter quelque temps un séjour aussi agréable que salubre. Rien n’est plus sain que son air vif et ventilé, un peu froid en hiver, mais délicieusement frais dans le cœur de l’été[1]. Quant aux fièvres, il n’y en a pas plus à Sienne qu’ailleurs, et le choléra lui-même, ce terrible voyageur qui vient de menacer encore une fois l’Europe, ne l’a jamais visitée, ni en 1835 ni dans de plus récentes invasions.

Qu’elle puisse jouir toujours de cette heureuse immunité, ma ville bien-aimée !

Outre la salubrité de son climat, Sienne assure, à qui veut s’y établir, une vie à bon marché, de plus en plus rare partout ailleurs : habitations, denrées alimentaires y sont encore du prix le plus modeste[2]. Le marché qui se tient sur la piazza del Campo, et remplit de la manière la plus pittoresque sa vaste conque, a des séductions irrésistibles. Sans parler des sangliers, des perdrix, des lièvres, des corbeilles remplies de grives et coquettement parées de branches de laurier, ce marché pantagruélique étale aux yeux du passant d’énormes dindons, des chevreaux, des agneaux, des poulets, des cochons, de la viande excellente, du poisson frais, des fruits savoureux et des piles de ces bons fromages qu’on appelle delle crete.

Ce sont là des produits naturels de cette heureuse province ; quant à ses vins, ils sont assez connus ; et, pour terminer brillamment cette réjouissante énumération, il nous suffira de citer le Chianti, le moscadello di Montalcino, et ce vin de Broglio, auquel on prétend que M. le baron Ricasoli a dû sa célébrité autant peut-être qu’à ses talents politiques.

Du temps où le chemin de fer passait, même près des hommes sérieux, pour une utopie, on entrait à Sienne par la porta Camollia. Sur cette porte, qui, seule entre toutes les autres, n’a rien de remarquable dans son ensemble architectonique, on lit l’inscription suivante qui salue l’étranger au nom de la ville : « Sienne, dit-elle gentiment dans son mauvais latin, Sienne t’ouvre son cœur encore mieux que ses portes. »

Jamais, je me hâte de l’attester, ville n’a fait plus d’honneur à sa devise, jamais bonne réputation n’a été mieux méritée, et on ne saurait refuser de reconnaître cette cité élégante comme la plus hospitalière de toute la Toscane.

Ses habitants ont un caractère vif, spirituel et aimable[3] ; la beauté des Siennoises est proverbiale en Toscane.

Sienne a été, comme tant d’autres villes en Italie, non-seulement la capitale d’un petit État, mais une véritable nation. C’est même ce qu’elle était encore il y a peu d’années.

La république de Sienne a été, depuis des siècles, absorbée dans la Toscane ; la Toscane elle-même a disparu dans l’Italie ; les Siennois sont des patriotes ardents, des unitaires quand même ; en bien, malgré tout cela, ils sont surtout et avant tout Siennois

Pour mon compte, je trouve bien naturel que ce peuple, si intelligent et si passionné pour le beau, soit fier de ses monuments et de cette glorieuse pléiade d’artistes qui ont élevé si haut le nom de l’école siennoise, et je n’ai aucun regret de constater que le culte passionné qu’il porte à tout ce qui est siennois, ses traditions encore vivaces, ses fêtes coutumières, son accent

  1. À Sienne, le thermomètre (centigrade) donne comme températures extrêmes — 9°9 et + 37°8 ; la moyenne est de + 13°8. — La quantité de pluie tombée dans une année est représentée par 757mm00. On compte dans l’année environ deux tiers de journées en partie ou tout à fait sereines. — Ces données sont dues a l’Observatoire de l’Université.
  2. En 1862, le loyer annuel d’une bonne maison était réglé sur la proportion de 33 fr. 60 cent. pour chaque chambre. Il se pourrait que, depuis, ce chiffre eût subi une légère élévation.
  3. Voilà comme s’exprime sainte Catherine, en parlant à Grégoire XI de ses concitoyens : « S’il y a des gens au monde qu’on puisse prendre avec l’amour, ce sont eux. » Et saint Bernardin de Sienne nous dit dans son naïf langage : Il sangue sanese è uno sangue dolce (le sang siennois est un sang doux).