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intervalles égaux qui, tout en dominant le bruit de notre course, formait avec nos roues et nos sonnettes une harmonie assez expressive. C’était le cri vibrant et chromatique de milliers de sauterelles, qui sautaient à droite et à gauche, fuyant sous les arbres à notre approche.

En sortant de cette forêt, nous trouvâmes encore un village et une auberge ou plutôt un cabaret. Je dis à mon compagnon que j’avais soif ; il avait soif aussi ; nous descendîmes. Un serviteur, interpellé en français, nous servit avec promptitude une bouteille et deux verres, non pas qu’il sût le français, mais parce qu’on ne débitait que du vin dans l’établissement ; c’est ce qui nous fut bien démontré, quand nous voulûmes obtenir un peu d’eau. Le brave serviteur comprit seulement cette fois que nous lui adressions encore une demande, et il nous apporta une seconde bouteille. À nos gestes de refus, il fit mine de remporter la première arrivée avec la seconde. L’Anglais traduisit le mot nécessaire dans les six ou sept langues qu’il savait un peu, et comme nous étions chez des petits fils de Latins, nous eûmes recours à toutes les dérivations latines : acqua, agua, aigua y passèrent, mais sans plus de succès que water ou wasser, etc. J’avisai alors dans l’intérieur du cabaret, le baquet où l’on rinçait les verres, et le montrai du doigt en répétant : acqua, aigua, agua. Un autre serviteur prit nos verres et les plongea dans la piscine commune. Nous allions nous résoudre a boire le vin pur à même la bouteille, quand une vieille tzigane, qui nous observait, éclaira tout le monde en disant tranquillement apa.

L’Anglais, quand nous fûmes remontés en voiture, se livra à des recherches et à une discussion très-savante au sujet de cette singulière intrusion de la lettre P dans un mot où on ne devait guère s’attendre à la trouver, et il lui plut d’en conclure que c’était un emprunt fait à la langue slave.

Nous n’étions plus qu’à deux lieues de Bucharest, et nous commençâmes à voir défiler des cultures, des alignements d’arbres, qui, s’ils n’annoncent pas un pays bien fertile, ni une agriculture très-avancée, montrent au moins une certaine recherche d’ordre. Les villages plus compacts, mieux construits, font pressentir l’approche d’une grande ville. Ce n’est plus le désert, quoiqu’il y règne encore une liberté et un sans façon remarquables.

À environ trois ou quatre kilomètres de Bucharest, de nombreux clochers aigus, des amas de petites tours blanches et rouges aux dômes d’étain ou de fer blanc nous apparurent se découpant nettement sur une brume violette ou la ville semblait flotter. À cette distance, les monuments, les villas et les maisons paraissent semés au hasard dans un immense jardin tout verdoyant. Mais il ne faut pas, je m’en aperçus bien vite, se trop confier aux gracieuses imaginations d’architecture orientale que cette lointaine vision éveille dans l’imagination. Dès qu’on entre dans le faubourg, on est désagréablement surpris de l’état de dégradation, du désordre, et de l’aspect misérable des rues.

Du reste, malgré mon désir de regarder au dehors, je dus bientôt concentrer toute mon attention sur moi-même. Le pavé de la rue principale que nous suivions, défoncé, interrompu, coupé d’ornières profondes, où les roues du birdj s’enfonçaient brusquement d’un pied, nous forçait à des soubresauts si incohérents, que nous dûmes nous accrocher des deux mains aux cercles de la bâche et, les jambes écartées, oublier toutes choses pour ne penser qu’à conserver notre équilibre. Au bout d’une heure de cette fatigante gymnastique, nous arrivâmes à l’hôtel. La nuit y était arrivée avant nous et je pus constater que l’éclairage de la voie publique laissait au moins autant à désirer que son pavage.


XLVIII


Des différentes races de la population de la Valachie. — Les privilégiés et les contribuables. — Les Boyards. — Formation de la noblesse par Radu IV.

La population des principautés est de quatre millions d’mdividus. Elle se divise en deux grandes classes : la race roumaine ou indigène et les races indigènées.

La première, sortie du mélange des anciens Daces et des colons romains, forme les neuf dixièmes de la population.

Les races qui se sont adjointes à la nation indigène, sont nombreuses. Les principales, qui ont retenu le plus de leur physionomie native, sont :

Les Grecs qui dans le courant du quinzième siècle s’introduisirent dans les principautés pour y faire le commerce.

Plus tard, la nomination des Phanariotes à la dignité d’hospodars en attira, de Constantinople et des autres parties de la Turquie, des essaims qui se fixèrent dans le pays et s’allièrent aux familles indigènes avec lesquelles ils ne tardèrent pas à se confondre.

Les Bulgares. Au septième siècle, avant leur conversion au christianisme, les Bulgares établis sur les bords du Danube envoyèrent des colonies dans la Dacie. Les guerres entre la Porte et la Russie, notamment celles qui furent terminées par les traités de Jassy (1791) et d’Andrinople (1829), déterminèrent l’émigration d’un grand nombre de familles sur le territoire valaque ou moldave.

Les Arméniens. Au onzième siècle, les invasions des Persans forcèrent un grand nombre d’Arméniens à se