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bouffée de musique qui nous arrive, il stimule son attelage, puis le met au pas dès que le bal est en vue ; aussitôt les gracieux groupes dépassés, il lance un rude coup de fouet à ses bêtes, jette un soupir et un regard de regret aux fraîches danseuses, puis reprend son train ordinaire à travers les nuages de blanche poussière.

Cependant nous voici parvenus à peu près à mi-chemin de Bucharest ; la steppe insensiblement s’est égayée de vertes broussailles, de bouquets de chênes, et de vergers qui entourent les fermes isolées.

Ce pays, depuis Giurgevo, va toujours en s’élevant, et se déroule en collines boisées au pied desquelles un assez large cours d’eau fertilise une jolie vallée qui s’enfonce à droite au-dessous de la route et où se cache comme dans un nid un village populeux.

Nous quittons la grande route. Au bas d’une rapide descente nous nous arrêtons dans une auberge de bonne apparence où il est de tradition de déjeuner et d’attendre que la grande chaleur du milieu du jour soit passée.

Pleine de voyageurs, l’auberge semble aussi le lieu de rendez-vous favori des villageois voisins. Le long du bâtiment s’étend une vérandah rustique, vaste comme une halle : ses poteaux sont reliés, à leur sommet par des perches où serpentent des rameaux de hêtre fraîchement coupés et qui versent avec une ombre humide une délicieuse odeur de forêt.

Sous cette ombre, se meuvent et ondulent des groupes charmants ou curieux ; — de jeunes filles et de jeunes garçons attendant le bal, — des mères allaitent de beaux enfants, — de vieux paysans basanés aux sourcils cachés sous la cuculia de poil de mouton, fument avec autant d’impassibilité que des Turcs ; — des rouliers transylvaniens aux chapeaux à bords plats immenses boivent, les yeux fixés sur leurs chariots qu’ils ont laissés là-haut sur la route et sur leurs chevaux pantelants qui, sous le soleil perpendiculaire, se rapprochent comme pour se donner mutuellement un peu d’ombre, plient leurs maigres échines, cachent leurs têtes baissées, et ne laissent plus voir de leurs groupes bizarres qu’un nombre infini de jambes fines emmêlées à de longues cordes traînantes.

Près de nous, à gauche, la rivière limpide coule en silence sous les saules. Dans une prairie au delà se dressent cinq ou six tentes, et plus loin une troupe d’enfants tziganes, de trois à douze ans, bruns et crépus, nagent en criant comme une bande de canards effarouchés.

Je puis étudier dans toute sa gracieuse simplicité le costume valaque que je n’ai encore qu’entrevu sur le bateau.

Les jeunes hommes à l’air simple et doux, généralement petits et assez grêles, portent une blouse de toile blanche descendant jusqu’aux genoux, sur un pantalon également blanc et court. Une écharpe de laine aux couleurs tranchées tourne trois ou quatre fois sur leurs flancs et retombe frangée sur le côté ; quelques-uns ajoutent à ces vêtements primitifs un gilet ouvert très-large à petit col droit, en drap noir, orné de boutons et de ganse de soie entremêlée de fils d’or. Ils chaussent une sorte de mule, et ici ils se coiffent généralement du chapeau transylvanien à grands bords : mais la véritable coiffure roumaine est le bonnet de peau d’agneau noir ou blanc.

Le costume des femmes éveille les heureux souvenirs de la Grèce et de l’Italie ; en peinture, il serait charmant de couleur ; en sculpture, superbe de lignes et chaste, laissant voir en grand les proportions du corps et les grâces de la tournure. Quoiqu’il varie sensiblement selon les contrées, surtout de la plaine à la montagne, c’est toujours, dans l’ensemble, une grande chemise de toile, froncée au cou, aux manches larges, flottantes, sans poignets et serrée à la taille par une ceinture ordinairement rouge, qui en est la pièce la plus caractéristique ; elle a pour accompagnement obligé, devant et derrière, un tablier en laine assez épaisse, que les femmes tissent elles-mêmes, entremêlant avec art dans le tissu, des ornements richement nuancés et quelquefois d’un grand goût de dessin.

Les femmes mariées se couvrent la tête d’un léger linge blanc qui encadre gracieusement le visage et retombe en pointe entre les deux épaules. Les jeunes filles vont têtes nues ; elles se couronnent de fleurs qui retombent en grappes derrière les oreilles ; leur physionomie exprime généralement plus de volonté et aussi plus d’intelligence que celle des garçons.

Cependant, sous la vérandah, voici la jeunesse qui s’agite : deux musiciens tziganes, annoncés de loin par une perçante ritournelle, font leur entrée solennelle, suivis d’une foule de bambins : l’un souffle dans une cornemuse pansue, l’autre tourmente les cordes de cuivre d’une sorte de mandoline nommée kobsa ; celui-ci est vêtu d’une longue robe de faquir et coiffé d’une imperceptible calotte ; on dirait, à voir sa figure impassible et ses yeux demi-clos, un vieux bonze en méditation ; l’autre, moins majestueux, est habillé en paysan roumain ; mais il a aussi cette expression mystérieuse qui est un des caractères de sa race. Quoi qu’ils fassent ou disent, les tziganes ont toujours l’air de songer ou de se souvenir.

Les deux musiciens se placent à l’extrémité d’une galerie qui longe la façade de l’auberge, et aussitôt le bal commence.

Lancelot.

(La suite à la prochaine livraison.)