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Le conducteur commence par placer le mieux qu’il peut les malles et les sacs de nuit ; les voyageurs prennent place et entrent par les fenêtres de côté, qui ne s’ouvrent pas au niveau du marche-pied, de sorte que chaque entrée et chaque sortie est une laborieuse escalade pendant laquelle il arrive souvent que les chevaux, tourmentés par la chaleur et les insectes, reprennent le galop et vous font rouler sur la paille pêle-mêle avec vos bagages. Le conducteur, tranquillement assis à l’avant de sa machine en plein soleil et en pleine poussière, ne s’occupe absolument que de ses chevaux, et vous laisse toujours le soin de réparer le désordre qui suit ces accidents.

Tout incommode que paraisse cette voiture, nous en rencontrâmes d’autres d’un usage plus fréquent surtout dans l’intérieur du pays et près desquelles le birdj doit paraître l’idéal du confortable.

Nous remarquons, par exemple, d’étroits chariots qui se composent d’une planche large à peine de deux pieds portée sur deux essieux à roues très-petites, ce qui les met très-près de la terre ; de chaque côté de la planche s’élève en s’évasant une longue ridelle à claire-voie tapissée de paille ou de peaux de mouton. Le voyageur, accroupi sur la planche qui fait tremplin, est affreusement ballotté et secoué par le galop de deux chevaux.

C’est dans ces chariots que voyagent les officiers en mission : ils vont vite et j’en ai vu arriver à Bucharest, venant de Jassi, en beaucoup moins de temps qu’en selle ; mais au prix de quelles fatigues et même de quels dangers !

Le consul de Prusse à Belgrade m’a raconté que le duc de Montpensier, voyageant en 1842 dans ces contrées, perdit en route son domestique jeté dehors par un cahot. Les grincements des roues, le cliquetis de la ferraille et de la charpente, le carillon des sonnettes qui pendent aux cous des chevaux, avaient empêché d’entendre les cris de détresse du pauvre garçon : on ne s’était aperçu de son absence qu’à l’arrivée. Le consul prussien était du voyage.

La route que nous suivons est très-large, tracée régulièrement et tout nouvellement empierrée ; les poteaux du télégraphe électrique qui la suit, la jalonnent d’assez loin pour prévenir toute méprise ; mais de tous les voituriers qui passent, c’est à qui ne subira pas l’empierrement nouveau. Ils préfèrent se lancer à droite ou à gauche sur le sol nu de la steppe où les autres les suivent, traçant de nouvelles routes qui bientôt deviennent impraticables pour avoir trop servi, tandis que la grande route reste impraticable faute de servir assez.

Nous rencontrons de longues files de chariots de transport qui vont au Danube. Ils entrent en Valachie par la route d’Hermanstadt, et amènent de Leipsick les marchandises destinées à la Turquie ou aux rives de la mer Noire.

Très grands et couverts de toile et de nattes de jonc, ces chariots ont un aspect sauvage et primitif ; leur charpente est épaisse et solide comme celle d’une maison, les roues de devant ont cinq pieds de diamètre, celles de derrière six : l’essieu dépasse de beaucoup le moyeu des roues et porte à son extrémité une pièce de bois un peu cintrée, posée en jambe de force pour soutenir les énormes ridelles et en maintenir l’écartement ; ils sont tellement chargés, qu’on entend craquer leurs ais, comme ceux d’une barque secouée par les vagues et le vent. Une place est ménagée à l’avant pour leurs conducteurs, qui sont quelquefois entourés de toute leur famille ; les ustensiles de cuisine donnent au premier coup d’œil à ces compagnies de roulage l’apparence d’une population émigrante.

L’attelage se compose de huit ou dix et même douze chevaux, attelés quatre par quatre au bout de longues cordes en avant des deux timoniers.

Ces chevaux sont secs, petits : leur tête osseuse et grosse est à moitié cachée par une crinière inculte.


XLVI

DE VIDDIN À GIURGEVO.


Tanières villageoises. — Grande halte. — Costumes valaques. — Fête de village. — Musiciens Tziganes. — La hora.

Le premier village que nous apercevons est bien en harmonie avec le paysage. Bâti sur un léger mamelon gazonné et sans arbres, il se compose de quelques cabanes de branchages. Dans une vingtaine de petites élévations, allongées comme des tumulus de cinq ou six pieds de haut, je découvre, après un examen attentif, autant d’habitations creusées dans le sol et protégées par un toit de perches et de fascines supportant de la terre battue sur laquelle l’herbe a poussé. Il n’y a pas bien longtemps que les paysans valaques n’avaient pas d’autres demeures que ces huttes, et c’est dans de semblables tanières impossibles à découvrir d’un peu loin que les anciens colons romains abandonnés se réfugiaient pour échapper aux bandes de barbares qui les traquaient.

La première auberge devant laquelle nous nous arrêtons est d’une construction un peu plus savante. Notre conducteur s’y achemine en nous abandonnant au milieu de la route.

Je reste pour faire un croquis pendant que mon compagnon se hasarde aussi dans l’antre béant.

Il revient peu après et me dit que ce cottage est en même temps une église et un cabaret. Il y a vu un autel, une femme, un cierge allumé, un prêtre et des buveurs. Je m’étonne, mais bientôt je comprends que ce récit bizarre peut s’expliquer de plusieurs manières. Chez ce peuple la moralité est aussi naïve que la foi, et il convient d’ajouter que ces choses se passaient un dimanche.

C’est à ce bienheureux jour que nous devrons les seuls plaisirs de la route, car le paysage est toujours triste ; mais à chaque bourgade que nous traversons, et elles deviennent assez rapprochées les unes des autres, les jeunes garçons et les jeunes filles en costumes de fête éclatants de blancheur, groupés sous des abris de feuillages, mènent la danse en rondes gracieuses. Il me semble que notre conducteur, vif et beau garçon, voudrait bien résilier les devoirs de sa charge ; à chaque