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le Danube ; deux galères coulèrent sous le poids de leur chargement et l’entassement des fuyards, les munitions, les drapeaux, les vivres, les bagages restèrent la proie des vainqueurs. Ceux-ci reprirent environ six mille chariots de butin et délivrèrent 5 000 prisonniers hongrois qui chargèrent aussitôt les masses de Turcs entassés sur la rive sans espoir de salut, car l’artillerie de Michel enfilant le pont le balaya et le rompit. Plus de 17 000 des envahisseurs furent noyés ou tués ; les terribles bandes de coureurs et de brûleurs qui depuis deux siècles terrifiaient et pillaient la Hongrie et l’Allemagne, furent presque entièrement anéanties.

L’armée de Sigismond vint mettre le siége devant la formidable citadelle de Giurgevo située sur une île et entourée de fortes murailles que les canons pris sur les Turcs à Tirgovistz et à Bucharest battirent les premiers en brèche ; elle fut prise en octobre 1595.

Est-ce depuis cette glorieuse journée, qui sauva la Valachie d’un désastre complet, que l’emplacement de la citadelle a été nommé Slabodié (île de la Liberté), quoique la liberté n’ait fait là qu’une bien courte apparition ?

Serait-ce en mémoire de la sanglante bagarre qui troubla si fort les receveurs des taxes dans leur opération de dénombrement du butin de Sinan-pacha, que les douaniers de Giurgevo, traitent aujourd’hui les voyageurs un peu comme des Turcs d’alors ? Est-ce enfin comme bénéfice de cette victoire libératrice que les gardes-frontières actuels s’accordent le privilége de dormir en mettant bravement leurs fusils en faction ? Pourquoi non ? La tradition a perpétué dans des pays plus civilisés que la Valachie des priviléges plus singuliers !

En somme, si Giurgevo est une ville importante autant comme lieu de station des bateaux à vapeur du Danube et de la mer Noire que comme l’un des grands ports de la Principauté, elle n’a rien dans son aspect qui charme et retienne le voyageur ; elle n’a gardé aucun vestige de son passé, ni du fort bâti anciennement par des navigateurs sous l’invocation de Saint-Georges (Santo-Giorgio) qui lui valut son nom (Giurgio, d’après les Turcs, puis Giurgevo), ni de la fameuse citadelle bâtie par les derniers possesseurs du territoire valaque,


Une auberge. — Dessin de Lancelot.


qui abandonnèrent la ville à la Valachie en 1829, époque à laquelle la citadelle fut rasée.

Au retour de notre promenade nous ne découvrîmes rien de nouveau. Seulement les chariots et les bœufs avaient disparu ; les cabarets s’emplissaient de toutes parts. Les boutiques de barbiers, dont le nombre m’avait paru démesurément disproportionné en considération du peu de soin que les habitants prennent de leurs barbes et de leurs chevelures qui traînent sur leurs épaules, offraient un coup d’œil assez réjouissant et regorgeaient de monde.

Nous étions au samedi ; dans toutes les villes ou bourgades où j’ai séjourné, l’après-midi de ce jour, qu’on prolonge fort avant dans la nuit, est consacré à un savonnage minutieux de la barbe et de la tête du peuple valaque. Le barbier, qui affecte ici assez ordinairement l’air et le costume turcs, passe avec une lente régularité de l’un à l’autre de ses patients parfois au nombre de douze, assis, immobiles, le nez en l’air et les mains sur les genoux, et il les couvre tour à tour, face, nuque et crane, d’une mousse blanche et épaisse, qu’il puise pour tous au même bassin et sous laquelle ils restent, sans voix, sans traits, pendant une heure, déroulant sous les regards du spectateur une galerie des images les plus grotesques.

Le lendemain matin nous quittâmes Giurgevo. Nous avions refusé la calèche et les chevaux de poste que nous avait offerts l’hôtelier, et nous étions modestement assis sur de la paille fraîche au fond d’un birdj attelé de trois chevaux de front.

Le birdj me rappela à peu près notre ancien coucou, non sous le rapport de la forme, mais en raison surtout de ses incommodités et aussi de la manière dont l’on traite du transport à l’amiable avec le conducteur.

On peut s’y entasser six huit ou dix personnes. On peut aussi le louer entièrement pour soi : on n’y est guère mieux dans un cas que dans l’autre.

Le véhicule se compose d’une caisse carrée en bois portée sur deux paires de roues, construite comme les charrettes de nos paysans et suspendue comme elles. Une grande bâche de cuir cintrée et deux larges ouvertures ménagées sur les côtés où deux rideaux de cuir montent ou descendent à volonté, lui donnent une physionomie d’ancien carrosse ; à l’arrière, il porte un râtelier chargé de fourrage pour la halte.