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trepôts de marchandises, des cabarets très-fréquentés et un nombre infini de boutiques de barbiers. Quant à la population visible, elle était en grande partie composée à notre passage de villageois qui approvisionnaient le marché du samedi. Les femmes réunies sur la place sont accroupies devant des tas de légumes, dans des poses plus que nonchalantes qui ne permettent guère d’étudier leur costume ; les hommes dorment aux encoignures des rues auprès des bœufs attelés à leurs petits chariots, ou boivent dans les cabarets sans parler beaucoup entre eux. Au premier coup d’œil, je crois voir que les hommes sont lents, lourds et taciturnes, mais les femmes plus vives d’allure et assez riantes. Quant aux citadins qui bravent le soleil de deux heures pour affaires de commerce, ils sont assez mal vêtus à l’européenne et fort peu nombreux.

J’entraînai mon compagnon hors de la ville, espérant rencontrer un point élevé qui me permît un peu d’étude topographique.

Nous ne trouvâmes qu’une lande brûlée se prolongeant vers l’ouest en faibles ondulations, assez élevées cependant pour borner la vue et n’offrant aucune ombre contre les ardeurs du soleil. Au sud, la lande redescend jusqu’aux marais qui se perdent dans le fleuve ; de longues files de saules aux troncs submergés, cachent son cours. Une rencontre assez caractéristique nous dédommagea des fatigues de cette excursion inutile.

Sous les minces pièces de bois formant les garde-fous d un petit pont, à la seule ombre ne l’on pût rencontrer peut-être à deux lieues à la ronde dans ce désert poudreux et brûlant, une patrouille de gardes-frontières, quatre hommes étaient couchés.

Profitant habilement de l’intersection de trois pièces de bois dont l’ombre suffisait juste à mettre leur face à l’abri du soleil, ils dormaient, suspendus tout au bord de l’eau où un mouvement involontaire les eût précipités. Nous approchâmes d’assez près pour entendre leur quatre respirations se mêler au murmure de la petite rivière qui coulait sous eux ; ils dormaient bravement. Mais cette insouciance n’excluait pas l’idée de discipline et de devoir : à la tête du pont, leurs quatre fusils en faisceau montaient fièrement la garde.

Cette quiétude fière me plut ; en faisant faire leur service par leurs baïonnettes, ces gardes-frontières me semblèrent réclamer des droits aussi justes que ceux que les grands acquièrent par l’hérédité.

Ce mépris du danger devant le besoin de fraîcheur allait bien aux petits-fils de ceux qui, en ce lieu même, remportèrent une si glorieuse victoire au seizième siècle.

C’était au temps de Michel le Brave, celui peut-être de tous les princes valaques qui a le plus fait et le plus tenté pour la grandeur et l’indépendance de son pays. — Mahomet III envoyait une armée de 180 000 hommes pour réduire la Valachie et la Moldavie en pachaliks.

Michel aima mieux aliéner ses droits de souverain que de laisser son pays subir la conquête et se reconnut vassal de Sigismond Bathori, prince de Transylvanie, pour avoir son aide. Puis avec une armée de 16 000 hommes, Transylvaniens, Moldaves, et Valaques, il attaqua, entre Bucharest et Giurgevo, Sinan-pacha et força à la retraite une armée douze fois plus nombreuse que la sienne, après lui avoir tué trois mille hommes.

Cet échec n’arrêta pas Sinan qui, pendant que Michel se repliait vers les montagnes, s’empara de Bucharest, déclara la Valachie province turque, transforma les églises en mosquées, entoura la ville de palissades, y laissa deux mille hommes de garnison et marcha sur la Transylvanie avec le gros de son armée, laissant aussi Tirgovistz à un de ses lieutenants. Sigismond et Michel fondirent sur Tirgovistz avec 60 000 hommes et la reprirent malgré la résistance de la garnison qui périt tout entière.

La nouvelle de ce succès inquiéta si vivement le grand v1zir, qu’il revint sur ses pas, décidé à repasser le Danube avec le fruit de ses pillages. Il arriva sans combat à Giurgevo où pendant que les chariots et les troupeaux défilaient devant les percepteurs qui en retenaient le vingtième, Michel et 8 000 Roumains tombèrent sur son arrière-garde avec tant d’impétuosité que Sinan, sans plus s’inquiéter de la taxe, s’empressa de mettre le fleuve entre lui et son intrépide ennemi.

Le lendemain, le reste des troupes turques, poursuivies, troublées par la peur, s’engagèrent sur le pont, en désordre ; les chariots et les canons furent précipités dans