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heureusement, à ce vertige. La vue d’une bourgade valaque me rendit l’idée juste des formes et des proportions. On ne pouvait guère être rappelé plus brusquement à la réalité. Sur une langue de terre sablonneuse ou l’herbe même a peine à prendre racine, deux ou trois huttes de terres et de chaume composent le poste d’une escouade de gardes-frontières. La tour d’observation est formée d’un petit hangar supporté, à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus du sol, par une demi-douzaine de pieux ; dans le fond, quelques arbres rabougris cachent sans doute un village ; car, en avant, on voit s’agiter, monter et descendre les deux grands bras d’un puits, semblable à ceux de Hongrie, autour duquel sont groupés quelques vaches grises et des buffles noirs.

Encore une falaise sur la rive bulgare : partant du Danube, un grand chemin taillé profondément dans le roc en gagne le sommet. Au bord de l’eau, et s’élevant sur une pente douce et boisée, un petit village, surmonté d’une tour blanche, est, me dit-on, la dernière station sur cette côte déserte que nous allons suivre encore pendant deux heures, toujours aussi triste et aussi nue.

Cette falaise, premier contre-fort d’un immense banc de rochers qui borde le fleuve pendant quatre ou cinq lieues, se baisse et se relève plusieurs fois sans jamais s’aplanir, sinon quelque peu avant Routschouck, où elle disparaît pour faire place à l’argile friable qui compose généralement le sol des rives du Danube. Pendant deux lieues au moins et sans autre interruption que quelques fissures étroites, elle offre l’aspect d’une immense muraille bâtie de main d’hommes. De place en place, de


Maisons à Rontschouck. — Dessin de Lancelot.


grandes ouvertures régulières trouent de noir sa surface blanche et lisse, grottes ou carrières, je ne sais. Je n’y ai vu aucune trace de route ni d’exploitation en activité ; cependant la grève est jonchée de grands blocs réguliers.

Devant Routschouck je n’eus que le temps de prendre un croquis et de constater qu’elle présente, comme les autres villes riveraines, sur sa place de débarquement très-longue, des cafés chancelants, des bâtiments de douane et des entrepôts de marchandises fort délabrés. Du moins il y règne une activité relative que je signale avec plaisir. On y marche, on y remue, on y charge de grands chariots attelés de buffles noirs, on y roule d’énormes tonneaux dans des barques engravées. Malgré la singulière manière en usage pour charger les voitures, tout annonce une ville commerçante : cette manière consiste à coucher chaque voiture sur le flanc ; l’intérieur est tourné vers le chargement qu’à force de bras on fait rouler jusque sur la ridelle qui touche la terre : la charge une fois complète, les travailleurs, les voisins, les flâneurs se pendent à la ridelle opposée, aux roues, aux bouts saillants des essieux, et par leur propre poids font retomber les quatre roues à terre. Si cette opération, que je vis répéter dix fois en une demi-heure, prouve qu’on s’entraide volontiers à Routschouck, elle prouve aussi que beaucoup de gens n’y ont rien à faire.

À droite, en regardant la ville, s’élève la forteresse dont on ne voit que les remparts de terre et d’osier : elle commande le fleuve et couvre la ville, qui se développe derrière une colline très-adoucie et contournée par un chemin bordé d’arbres et de petites maisons entourées de palissades. Un beau minaret, hardi et très-élevé, dresse au-dessus de la colline sa flèche dorée.