Page:Le Tour du monde - 13.djvu/185

Cette page n’a pas encore été corrigée


En agissant avec cet aimable sans façon, la dame aux bijoux ne trahissait pas seulement le goût prononcé des papilles de son palais pour les épices à haute puissance, mais aussi, mais surtout une préférence très-flatteuse à mon égard. Cette action bizarre à première vue, n’était pas moins, m’a-t-on assuré, qu’une offre spontanée d’hospitalité, une manière de dire : « Vous pouvez manger dans mon assiette avec autant de plaisir que j’en ai à manger dans la vôtre. » Je n’eus pas la hardiesse de comprendre. Cette dame quitta le bateau à Sistova, jolie ville bâtie tout au bord de l’eau, appuyée à une belle colline que dominent les ruines informes d’un vieux château écroulé.

Nous approchions de Giurgevo ; deux heures après,


Une heure avant Routschouck. — Dessin de Lancelot.


je devais quitter le fleuve majestueux dont les rives aux aspects si divers avaient tant captivé mon attention. Maintenant, je désirais le quitter, éprouvant un sentiment analogue à celui d’un chasseur dont la gibecière est restée vide. J’avais entrevu beaucoup de choses, mais je n’avais rien pu voir à mon aise et j’en gardais presque rancune au courant qui m’emportait trop vite. Puis, malgré mon ardeur curieuse, je me sentais tout près de céder à l’influence engourdissante de la chaleur, du mouvement sans emploi de force, de l’eau qui marche en miroitant, du ciel bleu et sans nuages, et de l’air de béatitude insensible des Turcs. Les rencontres de sites intéressants


Routschouck. — Dessin de Lancelot.


devenaient d’ailleurs de plus en plus rares ; le fleuve se changeait en mer et ses rives en brumes. Je crus ressentir un moment la contemplation sans but et sans idées des Orientaux. J’avais plaisir à regarder les horizons à peine sensibles, les effets de mirage produits par le rayonnement de l’eau mêlé au brouillard lumineux que dégage le ciel d’Orient, atmosphère visible et chaude qui, flottant sur toutes choses, fait vibrer les contours, noie toutes les formes, dore toutes les nuances et rend la nature qu’elle voile, sans la cacher, impossible à peindre même avec des mots. Je rêvais tout simplement des yeux, et sans rien voir je trouvais admirable cette vide immensité.

Le bateau, en se rapprochant de la terre, m’arracha