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navigation traite le papier d’Autriche, une fois arrivée à Belgrade, avec un remarquable dédain, et le maître d’hôtel ne lui accorde plus guère que la valeur de son poids.

La cuisine emprunte à tous les pays une excentricité qui a sans doute pour objet de charmer les différents nationaux en leur offrant les mets les plus appréciés dans leur patrie. Un Turc y tient même une officine particulière d’où il ne sort que du café. Les Turcs évitent de prendre quoi que ce soit du maître d’hôtel ; cependant leur cantinier particulier reçoit avec plaisir l’argent des chrétiens qu’il a soin de faire payer double.

Au dernier déjeuner que je fis sur le bateau, un peu après Nicopolis, je trouvai dans la salle à manger plusieurs passagers que je n’avais pas encore vus, gens trop distingués pour se mettre en contact avec la foule du pont. Je m’assis en face d’un couple bulgare revenant des bains de Méhadia, gens du grand monde de par delà la rive droite du Danube. Le mari, en costume européen


Rive Valaque. — Dessin de Lancelot.


prétentieux, avait l’air grec, selon l’acception de ce mot dans la bouche du capitaine : un Piémontais, qui avait eu la male chance de faire sa connaissance à une table de jeu, m’assura que sa physionomie ne mentait pas, mais qu’au contraire elle le flattait. La femme avait une toilette locale splendide ; il est vrai qu’elle en avait besoin pour attirer les regards, n’ayant rien pour les retenir après inspection faite de ses damas de soie et de sa joaillerie. Elle portait une brillante robe étroite de satin jaune d’or et, par-dessus, une houppelande ouverte et flottante d’un épais tissu de soie verte à ramages en relief, bordée de fourrures. Ses cheveux se relevaient un peu en arrière des oreilles, sous un turban de mousseline blanche qu’une double tresse brune enroulait. Son col et sa poitrine disparaissaient sous les colliers de piastres à pendeloques de perles et de rubis ; ses bras


Rive Bulgare. — Dessin de Lancelot.


étaient cerclés, du coude au poignet, de trois ou quatre bracelets, et ses doigts, même les pouces, étaient chargés de bagues à ne pouvoir plier. Il me semblait voir une reine de Saba, moins la beauté. On venait de nous servir une sorte de mayonnaise de toutes sortes de fruits ou de légumes confits dans je ne sais quel acide corrosif, sous prétexte de vinaigre ; ma part se composait, entre autres originalités, de deux énormes capsules de piment enragé et d’un jeune cœur de chou. Ils seraient restés longtemps sous mes yeux, si la brillante dame ne s’était tout à coup avisée de les pêcher délicatement de ses doigts emperlés, l’un après l’autre, dans mon assiette et de les croquer comme des pralines en m’adressant un doux regard, un aimable sourire et quelques paroles que je n’entendis guère, et auxquelles, dans ma surprise de sa témérité qui me semblait presque une tentative de suicide, je ne sus répondre que ces mots : Dieu vous bénisse !