Page:Le Tour du monde - 13.djvu/183

Cette page n’a pas encore été corrigée


plage égayée d’arbres et dominée par deux collines et une falaise menaçante ; La colline de droite porte une forteresse aux bastions de terre soutenus par des pieux reliés d’osier, celle de gauche est surmontée d’une tour d’observation. La ville paraît grande et compacte ; elle s’enfonce dans le ravin formé par les deux collines en s’éloignant perpendiculairement du fleuve.

En 1395, quelque part par delà ces collines, l’empereur Bajazet infligea une rude et cruelle leçon à la fleur de la chevalerie française. Comme tant de fois déjà, la folle bravoure et la forfanterie orgueilleuse de la noblesse féodale coûta cher à la France. Si je ne me laissai pas attendrir, en passant, sur les horreurs et sur les vaillantises de cette sanglante journée longuement contée par Froissard, ce ne fut pas faute de patriotisme. Je n’avais pas d’ancêtres à la bataille, c’est vrai ; mais mes aïeux faisaient partie du peuple qui paya les rançons. À ce titre, j’avais droit à donner un souvenir de regret à cette triste défaite. Mais à ce titre aussi les souvenirs seraient si nombreux qu’il vaut mieux oublier le passé et regarder l’avenir.

Arrivé presque au terme de ma navigation, je m’aperçois que je n’ai encore donné aucun renseignement positif sur notre régime à bord. L’installation des voyageurs sur les bateaux de la compagnie autrichienne est très-confortable et d’une rare élégance. La partie affectée aux premières classes est surtout luxueuse ; elle consiste en cabines où rien d’utile ne manque ; en un grand salon plafonné de poutres et de moulures d’acajou et de palissandre égayé d’or, garni dans tout son pourtour, de larges divans de cuir, et décoré de nombreuses fenêtres où les scènes de la vie hongroise sont peintes avec verve et vérité. Au fond du salon une estrade demi-circulaire contournant l’arrière du bateau, toute de tapis et de velours, étincelante de glaces et d’arabesques d’or, paraît spécialement réservée aux dames. Des albums, des journaux, des tables de jeu, sont à la disposition des voyageurs. La salle à manger est ouverte jour et nuit, et la cuisine fonctionne sans cesse. Rien n’oblige à vivre solitairement, comme je le fis par curiosité, un peu aussi par maladresse. En prenant bien son temps, on trouve toujours ou presque toujours un partner pour quelque partie qu’on veuille nouer : causerie politique, discussion commerciale, dégustation des vins de Hongrie ou de caviar d’esturgeon du Danube, absorption de choucroute ou de poulet au paprika, lansquenet ou brelan. Il est rare que le contingent des voyageurs fourni par des nationalités différentes ne suffise pas au rapprochement de plusieurs individus sympathisant, grâce à une même passion dominante. « C’est toujours à peu près, me disait le capitaine, le même assortiment d’Italiens, de Hongrois, d’Anglais, de Français et d’Allemands, tous gens d’allures et d’habitudes bien connues, sinon également ouvertes.

« Malheureusement, ajouta-t-il en me montrant une table à tapis vert couverte de cartes, il s’y glisse toujours quelques Grecs que je ne reconnais que trop tard. »

Quant à la nourriture du bord, elle est d’une abondance et d’un choix suffisants, à des prix raisonnablement exagérés ; seulement, il faut que l’on paye en monnaie sonnante. Quoique autrichienne, la compagnie de