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Il était illuminé d’un seul falot qui n’éclairait qu’un peu l’avant et laissait tout le reste dans l’ombre où brillaient çà et là quelques lueurs de pipes allumées. En me faufilant dans l’étroit sentier ménagé par les corps étendus, je trébuchai plus d’une fois contre des jambes sorties de l’alignement et je marchai sur plus d’une babouche égarée.

Plusieurs femmes s’étaient réunies au centre du pont. Plus empaquetées que jamais, elles ressemblaient à des momies roulées dans leurs mille bandelettes. En avant de la cheminée, le grand coffre qui, sur tous les bateaux, renferme les ustensiles de manœuvre et sert d’armoire à l’équipage, était entouré de nombreux dormeurs qui s’y adossaient. Sous le couvercle à demi soulevé, apparaissaient les jambes et les têtes de deux matelots couchés sur des cordes, tandis que l’ombre du coffre qui interrompait les formes et tronquait les corps, ne laissait voir que des jambes et des bras bizarrement assemblés. Il y avait là dans un pêle-mêle confiant mais peu gracieux, un Turc, un Grec, un prêtre valaque et des Allemands chez lesquels la fatigue effaçait toute prévention de sang et toute rancune de race.

À force de fureter partout, je trouvai une sorte de niche formée par un amas de divers colis. Je m’y blottis faute de mieux, et je trouvai la place bonne sinon pour dormir, du moins pour être isolé et observer en paix. J’étais dans l’ombre, j’avais devant moi l’envers du grand coffre, la colonne noire de la cheminée et la rue formée par les deux faces des cabines en perspective. Je pouvais ainsi tout voir sans être vu.


La nuit sur le pont. — Dessin de Lancelot.


Toute manœuvre avait cessé, notre bateau était immobile à l’ancre et me rappelait quand je regardais sa cargaison mal rangée de corps et de membres épars, le vaisseau fantôme des légendes du gaillard d’avant[1] ; je m’endormis en y rêvant.

Mon sommeil ne fut ni profond ni doux. Ma couche était étroite et peu moelleuse. Éveillé brusquement par une lourde pression et une odeur musquée très-pénétrante, j’eus l’impression d’une lutte avec quelque bête fantastique à rauquements féroces. En ouvrant les yeux, je vis sur ma poitrine la noire masse d’une des deux négresses, qui, confiante dans le silence et l’obscurité, avait eu l’idée de promener à visage découvert ses espérances et ses regrets ; puis elle s’était assise, aspirant à pleines narines la brise de la nuit moins noire qu’elle et exhalant de bruyants soupirs ; ses yeux d’un blanc laiteux, démesurément ouverts, sa face luisante sous le ciel étoilé, ses dents brillantes sous sa lèvre retroussée, me causèrent une surprise si désagréable que dans la première émotion je ne fus pas maître de la dissimuler. Un mouvement brusque lui révéla que le paquet sur lequel elle se reposait, était un homme, et plus effrayée que moi, elle s’enfuit en poussant un cri sourd qui heureusement n’éveilla personne et ne troubla qu’un instant la paix profonde de la nuit.

Je redressai mon enceinte protectrice de colis ébranlée par la massive apparition, lorsque j’en vis une autre qui est restée dans mon esprit comme une vision. Elle s’annonça par un bruit léger, un frôlement de babouches traînées, des petits pas craintifs et dissimulés,

  1. Voyez les Merveilles de l’art naval.