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hommes attristent le regard, on trouve une compensation dans la variété des couleurs dont se parent les femmes, et, dans son ensemble, toute réunion en pays civilisé est agréable à la vue. Il n’en est pas de même en Turquie. Les femmes sont régulièrement empaquetées de blanc, quelquefois, rarement, de brun ou de vert roux. Il est vrai que sur les costumes des hommes s’épanouissent des teintes caressantes ; mais c’est toujours dans une gamme adoucie et, comme disent les peintres, dans les tons rompus. Il semble qu’ils copient, par exemple, plutôt les tons doux et veloutés des fruits que les tonalités éclatantes et plus décidées des fleurs. Si j’avais à faire une nomenclature des couleurs qui sont le plus en usage dans les habillements Turcs, je les comparerais à la groseille purpurine, à la triste pistache, à l’appétissante mirabelle, à l’abricot qui n’est ni jaune, ni rouge, et surtout à la pêche, dont les gris argentés, les roses violacés, et les cramoisis veloutés, fraîchement soupoudrés d’un fin duvet, comme des joues de quinze ans, donnent en se mêlant vingt nuances diverses. Seulement, comme ces costumes ne sont plus jeunes depuis longtemps, il faut pour goûter la justesse de ma laborieuse comparaison, se représenter toutes ces jolies choses vieillies et ridées. Une foule turque a une grande ressemblance, comme aspect de couleur, avec un tas assorti de fruits séchés.

Mon deuxième compagnon d’excursion, l’Anglais, ne disait rien. Il paraissait inquiet et cherchait aux étalages quelque objet qu’il ne parvenait pas à découvrir ; la vue de nombreuses petites boutiques ambulantes, portées par de jeunes garçons, qui nous présentaient des pâtes de jujubes, des bâtons de sucre de guimauve, des côtes d’angélique glacées et des crèmes gluantes de toutes couleurs dans de toutes petites soucoupes, semblait redoubler son impatience et la changer en mauvaise humeur. De retour au bord du fleuve, il jeta un dernier regard autour de lui et me dit crûment, d’un air profond et convaincu :

« Oh ! ce peuple est en décadence complète, il s’habille de guenilles et se nourrit d’ordures ! »

Quand nous arrivâmes au bateau, nous vîmes que notre société chrétienne s’était mise en communication avec la foule mahométane. De jeunes élégants sans linge apparent, drapant leurs grâces dans des caftans et des ceintures, qui devaient avoir déjà paré pour le moins trois générations, aux nuances de groseille rôtie, de poire tapée, de marmelade brûlée, en étaient à envoyer hardiment des signes de baisers à nos compagnes de voyage qui prenaient la chose gaiement : seule, drapée avec art dans un burnous écossais, l’aventurière française les saluait avec une grâce sérieuse, comme une actrice rappelée.

Après Viddin, les rives du Danube deviennent arides et plates du côté de la Valachie, montueuses en Bulgarie et souvent d’une nudité complète, coupées en falaises sur le fleuve où aboutit quelque large chemin, qui rampe en zigzags de mamelons en mamelons, et traverse des amas de chétives cabanes à demi enterrées, semblables de loin à des tentes à moitié écrasées. Des chèvres broutent l’herbe desséchée et poudrée à blanc. Çà et là des femmes, vêtues d’une longue tunique de toile blanche, debout dans l’eau jusqu’à mi-jambes, pêchent à la ligne.

Les bourgades valaques, au milieu de sites un peu plus agréables, commencent par quelques maisons éparses, puis se groupent, s’alignent et vont se perdre sous les arbres. Mais les côtes de la Bulgarie sont à peu près désertes et on n’y voit pas de route qui suive le fleuve. Les rares villages sont bâtis à mi-côtes ; sur les sentiers blancs, qui les unissent le long des pentes nues, on aperçoit de temps en temps, cheminant avec une lenteur que la distance augmente, des femmes abritées sous d’immenses parapluies rouges. La courbe de ces parapluies, en forme de coupole mauresque, ne laisse voir que le bas des jupes blanches, tombant toutes droites, sans ampleur, sans balancement, et teintées de reflets vermillonnés. Ces figures isolées ont l’apparence des immenses champignons vénéneux qui poussent à l’humidité au plus sombre de nos forêts.

Les seules scènes animées de ces rives sont les ébats de nombreuses troupes d’oiseaux noirs qui tiennent, autant que j’en pus juger à distance, du corbeau commun et du petit ibis noir et blanc d’Égypte. Ils explorent les grèves, très-vifs, très-actifs, toujours en guerre avec les vautours gris qui sautillent lourdement, gauchement, rôdent autour d’eux, mais fuient à la moindre attaque.

Cependant, sur le bateau, autour de nous, les Turcs, après avoir passé tout le jour couchés ou accroupis, éprouvent, vers le soir, le besoin du repos et font leurs préparatifs pour dormir commodément. Les plus soigneux de leur personne, déploient avec une attention lente et posée leurs couvertures et leurs coussins. Les plus aisés disposent d’une literie complète. Leur déshabillé de caleçon et de camisole est amusant à voir, surtout quand les majestueux turbans déroulés laissent voir leur tête rasée, et font place à une sorte de serre tête. Jusqu’à cet instant, je n’aurais jamais imaginé qu’un Turc pût si parfaitement ressembler au marquis de Mascarille ou au vicomte de Jodelet après leur mésaventure. La plupart, moins sybarites par nécessité, s’allongent simplement sans rien changer à leur toilette et sans autre précaution que de s’orienter afin d’être le moins possible exposés au vent qui fraîchit.

Le pont était déjà transformé en un immense dortoir et, curieux avant tout, je n’avais pas encore pensé à me ménager un gîte. Le salon des premières m’était interdit : la chambre des deuxièmes, encombrée d’une population mêlée, était inhabitable. Le romain de l’équipage m’offrit bien de partager sa chambre de maître et un punch que plusieurs passagers ses compatriotes y faisaient flamber ; mais il aurait fallu être marin et aimer passionnément le punch pour se condamner à respirer l’air infect de ce réduit encombré de paquets de suif, de pots de bière et des vieux linges de toilette de la machine tout suintants d’huile. Je préférai les hasards de la belle étoile et je remontai sur le pont.