Page:Le Tour du monde - 13.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

agréablement parfumées. Le soleil tombe perpendiculairement entre les interstices des toiles tendues au-dessus et coupe leur ombre puissante de lignes étroites d’une lumière si vive qu’elle pénètre jusqu’aux profondeurs de l’arrière-boutique où elle éclaire et fait étinceler mille objets épars et confondus.

Les marchands, selon la mode turque, dorment ou fument et ne font pas la moindre attention à nous. Les femmes pressent le pas à notre approche, sans doute pour dissimuler leur démarche ordinairement nonchalante et embarrassée. Les enfants nous font franchement les honneurs de leur cité. Leur bande nombreuse nous entoure, nous escorte, se livrant à toutes sortes de grimaces et de gambades pour attirer nos regards. Il y en a de charmants, à figures blanches, fines et naïvement malicieuses ; d’autres sont très-bruns ridés et vieillots : leurs traits expriment une ruse précoce. Ils sont vêtus de costumes d’hommes, coiffés d’une calotte ronde ou têtes nues, quelques-uns rasés complétement, d’autres ayant à la place de la tonsure une touffe de cheveux, qui retombe en queue assez longue sur le cou. Ils crient, chantent et dansent en nous précédant : leurs cris et leurs chants rallient d’autres bandes aussi joyeuses à chaque détour de rue, au grand ennui et de l’Italien, qui s’impatiente de ne voir ni mosquée, ni minaret, et de l’Anglais, dont la gravité s’effarouche de tous ces bruits et de ce mouvement désordonné. Quant à moi, tout au contraire, ces allures de clowns, ces pantomimes comiques, cette pétulance et cette gaieté des enfants si peu en harmonie avec la quasi immobilité ou la somnolence des pères, me divertissent, et je me demande si ce ne sont pas la religion, l’éducation et les institutions seules qui en ce pays font différer si sensiblement l’âge mûr de l’enfance, qu’on pourrait croire que les deux âges représentent deux races différentes. Du reste, je m’aperçois bientôt que ce n’est pas uniquement pour nous faire honneur que ces bruyants petits fils de l’Islam remuent tant leurs jambes et leurs bras, imitant en cela, à s’y méprendre, les fils de l’ancienne Savoie. Ils cherchent simplement à nous égayer pour obtenir un petit sou. Après avoir chanté et dansé, ils mendient et dans leurs supplications le mot para revient sur tous les tons. Mais tout d’un coup les voici qui repartent, tourbillonnent dans la poussière et font la roue avec un ensemble remarquable ; ils ne vont pas loin et bientôt ils nous entourent de nouveau ; ils nous reprochent sans doute notre insensibilité et notre peu de charité, car ils geignent et pleurent à qui mieux mieux, avec une grande vérité d’imitation ; puis ces lamentations finissent brusquement par un éclat de rire. Enfin, deux ou trois, avec des gestes de désespoir furieux, saisissent leur queue à deux mains et la tirent en avant par-dessus leur tête, comme s’ils voulaient se l’arracher. D’un élan ils roulent sur la terre et ne s’arrêtent que dix pas plus loin tout debout. C’est leur dernier tour. Comme ils l’exécutent sans plus de bénéfice, ils prennent le parti de nous laisser tranquilles et nous quittent, sans rancune et en riant.

Nous n’avons rencontré, ni mosquée, ni minarets, ni une seule construction quelconque digne d’attention.

Arrivé à la citadelle qui domine la ville, je crus revoir celle de Belgrade !

S’il est vrai que l’ennui naquit un jour de l’uniformité, quel séjour peut lui être plus propice que ces villes extrêmes de l’empire turc, où règne dans un si parfait silence l’uniformité du délabrement et de l’abandon ?

Mon compagnon, l’Italien, ne peut revenir de la surprise désagréable que lui causent toutes ces maisons qu’on ne répare jamais et l’insigne malpropreté de toutes ces rues étroites, tortueuses et rampantes, où des galeries en ruine, des balcons qui ont perdu l’équilibre et des volets suspendus à un seul gond chancelant, menacent de toutes parts la tête de ceux qui passent. Au rez-de-chaussée, les larges crevasses des murailles laisseraient voir sans doute tous les mystères de l’intérieur si l’on osait s’en approcher. Au milieu de la voie creusée en ruisseau raviné et sans pente pour faciliter l’écoulement, des débris de toutes sortes s’entassent et pourrissent sans révolter apparemment l’odorat des habitants qui fument insoucieusement accroupis tout auprès.

À un certain carrefour, plus sale, plus ébranlé, plus obstrué et plus infect encore, mon ardent Italien, exaspéré, céda à l’envie d’interpeller, en turc assez intelligible, trois solides gaillards, qui devaient être un père et ses deux fils. Majestueux d’indifférence, vêtus d’accrocs et de déchirures, ils fumaient sous l’auvent penché d’une maison qu’on eût dit récemment secouée à outrance par un tremblement de terre. L’apostrophe était véhémente, accompagnée de gestes clairs, énergiques, et ne laissant aucune équivoque possible ; elle se termina par ces mots pleins de tolérance et de raison :

« Si pauvre qu’il soit, un homme peut toujours renfoncer un clou, relever une planche, redresser un poteau, ramasser une pierre tombée pour boucher le trou qu’elle a fait en tombant et empêcher sa maison de s’écrouler sur lui. Il y a plus de dignité, quand même on descendrait du prophète (et même surtout si on en descendait) à mettre une pièce à sa veste et à faire une reprise à son pantalon, qu’a laisser voir qu’on n’a pas même de chemise ! »

Les Turcs écoutèrent avec une attention polie et comprirent fort bien. Pour toute réponse ils sourirent paisiblement entre eux, d’un air d’indulgence et de supériorité admirable, et comme s’ils se disaient :

« Idées de chrétiens et bien dignes d’hommes qui n’ont qu’une femme ! »

La friperie doit être un des meilleurs commerces de détail de la Turquie. À Belgrade, sur notre bateau et ici, je n’ai pas encore vu un seul vêtement d’homme, je ne dirai pas neuf, mais seulement net et propre. Quoique leur costume traditionnel soit très-compliqué, les Turcs, si pauvres qu’ils paraissent, ne veulent pas le simplifier ; ils préfèrent, comme nous en avons la preuve à chaque instant, porter certaines pièces uniquement à l’état de misérables haillons.

En Europe, si les nuances sombres du costume des