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Le crocodile ne mange que par petites bouchées ; il déchire difficilement la chair fraiche et doit préférer celle qui est tendre. Pour avaler, ce qu’il fait comme le chien, il lève la tête au-dessus de l’eau.

Quand nous eûmes pris la quantité de viande que nous voulions avoir, les crocodiles revinrent par douzaines, et se disputèrent le reste de l’hippopotame. On essaya de les pêcher ; l’un d’eux se jeta sur l’appât et fut bientôt pris. Il fallut six hommes pour le traîner ; mais l’hameçon s’étant redressé, l’animal disparut ; c’était cependant un hameçon à requin. On fabriqua alors un croc en fer ; mais la bête ne pouvant pas l’avaler, ne tarda pas à l’aplatir avec ses mâchoires, et notre pêche en est restée là. Ainsi qu’on peut se le figurer, d’après la vigueur que déploie un saumon, l’attraction d’un crocodile est terriblement forte.

Le corps d’un enfant passa près du navire ; un crocodile monstrueux s’élança avec la vitesse d’un lévrier, : saisit le cadavre, et le secoua comme un terrier fait d’un rat. Il en accourut d’autres qui se jetèrent sur la proie, chacun d’eux fouettant l’eau de sa queue puissante, et la faisant tourbillonner à chaque morceau qu’il arrachait. C’était un spectacle affreux à voir. Au bout de quelques secondes il ne restait plus rien[1].

Ces monstres pullulaient dans le Chiré ; nous en avons compté jusqu’à soixante-sept sur un banc de sable ; mais ils n’y étaient pas aussi féroces que dans certaines rivières. « Les crocodiles, écrit Le capitaine Tuckey, sont tellement nombreux dans le Congo, près des rapides, que lorsque les femmes vont puiser de l’eau, tandis qu’elles remplissent leurs calebasses, il y en a toujours une pour écarter ces hideux reptiles ; malgré cela, il arrive fréquemment que ces malheureuses sont emportées. » Ici, pour tirer de l’eau, on se sert d’une calebasse, mise au bout d’une longue perche ; ou bien on fait une palissade à l’endroit où les femmes vont la puiser.

Un de nos Makololos était allé à la rivière vers la chute du jour ; il eut soif, et tandis qu’il se jetait de l’eau dans la bouche, comme ils font tous en pareil cas, un crocodile surgit tout à coup et lui happa la main. Il y avait heureusement une branche d’arbre à portée du Makololo, qui eut la présence d’esprit de la saisir ; et chacun de tirer tant et plus, l’un pour avoir à souper, l’autre pour sauver sa vie. La partie demeura quelque temps indécise ; mais l’homme tint bon, et le monstre lâcha la main, y laissant des marques profondes de ses affreuses dents.

Ceux des indigènes du haut Chiré qui se livrent à la chasse le font avec passion ; ils y apportent une persévérance et une adresse vraiment extraordinaires. La flèche ne faisant aucun bruit, le troupeau ne se doute pas du coup dont l’un de ses membres est victime ; et le chasseur continue à le suivre jusqu’à ce que le poison ait produit son effet. L’animal expire ; notre homme enlève aussitôt la chair qui est autour de la blessure, et le reste est mangé.

La flèche empoisonnée se compose d’une petite baguette d’une longueur de dix à onze pouces, à laquelle on attache solidement un fer barbelé, et d’une tige en roseau, où cette baguette est simplement introduite. Immédiatement au-dessus du fer, le trait est barbouillé de poison. Quand la flèche est entrée dans la bête, le roseau se détache de lui-même, ou est bientôt enlevé par les broussailles ; mais le fer barbelé, ainsi que le bois qui porte le poison reste dans la blessure, d’où l’animal l’aurait arraché en passant dans le fourré si la flèche avait été d’une seule pièce.

La matière vénéneuse dont se servent les Mangajas pour cet usage, est un poison très-virulent, qui s’appelle kombi, et provient d’une espèce de strophantes. Son action se manifeste par le ralentissement du pouls, ainsi qu’une expérience involontaire l’a fait éprouver au docteur Kirk. En se servant de sa brosse à dents, qui avait été mise dans une poche où il y avait du kombi, le docteur remarqua une certaine amertume ; il l’attribua à ce que plusieurs fois il s’était servi du manche de cette brosse pour prendre de la quinine. Mais bien que la dose en fût très-faible, le poison lui fit immédiatement tomber le pouls, qu’il avait alors assez élevé par suite d’un gros rhume, et le lendemain le docteur était guéri.

  1. Les voyageurs virent beaucoup de cadavres charriés aussi par les eaux du Chiré. C’étaient les restes de malheureuses victimes de la disette et de la chasse aux esclaves.