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niers d’une couche d’herbe pour attirer le poisson qui vient y chercher de l’ombre.

La pêche de Nyassa occupe de véritables flottilles, composées de belles pirogues ; les rameurs s’y tiennent debout ; ils se hasardent quelquefois à prendre le large par une très-forte houle.

Tout d’abord les riverains du Nyassa nous faisaient l’effet d’être peu laborieux. On les voit dans le jour dormir d’un profond sommeil sous les arbres touffus du rivage, et ils semblent avoir la vie facile. Mais quand on les connaît mieux l’impression est toute différente. Ces gens qui dorment la grasse matinée, ont fait un rude travail depuis la veille. Dans l’après-midi ils commencent à se remuer, examinent leurs filets et les réparent, puis les transportent dans les canots, et enroulent les cordes et les lignes. Le soir venu, ils se dirigent à force de rames vers les meilleures stations de pêche, et les voilà posant leurs filets et les relevant à grand’peine, jusque vers la fin de la nuit.

Plusieurs villages ont des cimetières parfaitement disposés, et fort bien entretenus. Nous l’avons remarqué à Chitanda, mais surtout près du cap Maclear. Des sentiers assez larges et tracés avec soin y bordent le cimetière au levant et au midi. Un énorme figuier s’élève au nord-est et répand son ombre épaisse sur le champ de repos. D’autres arbres magnifiques entourent ce lieu sacré. Les tombes ont la forme de tertres herbus, de même que dans nos cimetières ; mais elles sont orientées du nord au sud, avec le chevet probablement au nord. Le sexe du défunt est indiqué par les objets dont il a fait usage dans ses divers travaux ; on les a brisés pour montrer qu’ils ne doivent plus servir. Un lambeau de filet, et les débris d’une rame annoncent qu’ici repose un pêcheur. Sur les tombes féminines sont les mortiers de bois et les pilons qu’emploient les femmes pour moudre le grain, le panier qui leur sert de blutoir, des fragments de calebasses et de vases rangés avec ordre autour de la fosse. On voit aussi des bananiers au chevet de quelques-unes des tombes. Est-ce un ornement pur et simple ; ou faut-il y voir, comme dans l’antique Égypte, une offrande à ceux qui dans l’autre monde ont conservé les goûts d’ici-bas ?


Filet à la main.

Pendant ce séjour sur les rives du Nyassa, nous avons pu constater que la traite s’y faisait avec une effroyable activité.

Nous tenons du colonel Rigby, consul anglais et chargé d’affaires de S. M. britannique à Zanzibar, qu’il passe à la douane de cette île, venant de la seule région du Nyassa, dix-neuf mille esclaves par an. Ce chiffre, bien entendu, ne comprend pas les esclaves qui sont expédiés dans les rades portugaises. Et qu’on ne se figure pas que ce chiffre de dix-neuf mille représente toutes les infortunes que cause cet envoi annuel au marché de Zanzibar. Les captifs qu’on arrache du pays ne forment qu’une légère fraction des victimes de la traite. Nous n’avons pu nous faire une idée réelle de ce commerce atroce qu’en le voyant à sa source. Pour quelques centaines d’individus que procure une de ces chasses, des milliers d’hommes sont tués ou meurent de leurs blessures, tandis que les autres, mis en fuite, expirent de faim et de misère. D’autres milliers périssent dans les guerres civiles ou de voisinage, tués, qu’on ne l’oublie pas, par les demandes des acheteurs d’esclaves de Cuba et d’ailleurs. Les nombreux squelettes que nous avons trouvés dans les bois ou parmi les rochers, près des étangs, le long des chemins qui conduisent aux villages déserts, attestent l’effroyable quantité d’existences sacrifiées par ce trafic maudit. D’après ce que nous avons vu de nos propres yeux, nous avons la ferme conviction, et jamais opinion ne fut plus consciencieuse, que chaque esclave ne représente pas le cinquième de ses victimes. Si nous prenions même la vallée du Chiré pour base de nos calculs, nous dirions que terme moyen il n’y a pas un dixième des victimes de la traite qui arrive à l’esclavage. En considérant une perte d’hommes aussi effrayante (une perte de travail aussi grande, dirons-nous à ceux qui comptent), et quand le système qui fait cette monstrueuse dépense, perpétue la barbarie dans les lieux où il règne, osera-t-on donner comme argument en sa faveur que les esclaves peuvent quelquefois rencontrer de bons maîtres ?

Nous croyons qu’il suffirait d’un petit vapeur croisant sur le Nyassa, et qui, tout en exerçant un contrôle sévère, échangerait certaines marchandises européennes avec l’ivoire et les autres produits du pays, pour y faire disparaître ce commerce infâme ; car la plupart des conducteurs d’esclaves traversent le lac, ou le haut Chiré.


Nouvelle excursion sur le Chiré. — Crimes d’un pourvoyeur de traitants. — Pêche aux crocodiles.

Après une station à Choupanga[1], nous partîmes pour le Chiré le 10 janvier 1863, remorquant le Lady Nyassa. Peu de temps après, nous étions témoins de tous les maux qu’avaient causés les brigandages de Mariano[2].

Les survivants d’une petite bourgade, située au pied du Morambala, avaient été réduits à la dernière misère par ce misérable et par ses maraudeurs. On voyait les femmes chercher des insectes, des racines, des fruits sauvages, tout ce qui pouvait être mangé, afin de traîner

  1. Ce fut à Choupanga, pendant le mois d’avril 1862, que le docteur Livingstone eut le malheur de perdre sa courageuse compagne. Vers le milieu du mois, mistress Livingstone fut attaquée de la fièvre, suivie de vomissements opiniâtres. On ne connaît pas de remède contre cet effroyables symptôme, qui d’ailleurs rend toute médication inutile puisque rien n’est pris qui ne soit immédiatement rejeté. (Voy. p. 113.)
  2. Voy. p. 118.