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douze milles de long, sur cinq ou six de large. Il est presque entièrement entouré d’une ceinture de papyrus tellement épaisse qu’on eut beaucoup de peine à s’y frayer un passage. Ces roseaux, d’une hauteur de dix à douze pieds, croissent si près les uns des autres qu’ils interceptent l’air, et il se dégage tant d’hydrogène sulfuré du milieu de cette clôture, que le fond du bateau était devenu tout noir, pour y avoir été exposé pendant une nuit…

Quelque temps après, continue la narration, nous étions de nouveau sur le lac Nyassa, et nous nous sentions vivifiés par l’air plus frais de cette vaste nappe d’eau.

Vers le commencement du tiers supérieur, les indigènes profitent de l’île de Chizoumara pour traverser le lac. Au nord de cette île, dont le nom veut dire fin, terminaison, ils suivent la côte pour gagner l’autre rive, bien que ce détour allonge la route de plusieurs journées.

Comme toutes les mers étroites, et profondément encaissées, le Nyassa a des tempêtes subites et d’une incroyable fureur. Nous y avons passé les mois de septembre et d’octobre, les plus mauvais, il est vrai, de tous ; l’ouragan nous a surpris plusieurs fois.

Jamais, jusqu’à présent, nous n’avons rencontré en Afrique de population aussi compacte que sur les bords du Nyassa. Dans la partie méridionale, les villages forment une chaîne presque interrompue. La rive de chacune des petites baies, est couverte d’une foule épaisse et noire, chaque fois qu’y apparaît notre bateau à voile qui, pour les riverains, est un spectacle nouveau ; et, quel que soit l’endroit où nous abordions, nous sommes immédiatement entourés d’hommes, de femmes et d’enfants qui se pressent par centaines pour regarder les Chirombo, c’est-à-dire les animaux sauvages (voilà comment ils nous désignent). Mais leur plus grand plaisir, est de voir manger les bêtes (c’est encore de nous qu’il s’agit) ; jamais les lions et les singes du jardin zoologique n’ont attiré plus de spectateurs. Il n’y a que l’effet produit par l’hippopotame sur les civilisés des bords de la Tamise qui puisse, se comparer au succès que nous obtenons sur les rives du Nyassa. La foule émerveillée forme autour de nous une forêt de têtes noires, dont les regards expriment le plus vif intérêt ; toutefois ils veillent les uns sur les autres, afin que pas un d’eux ne franchisse la ligne que nous avons tracée sur le sable.

Le sol du rivage est cultivé sur une assez grande étendue, et produit des quantités considérables de riz, de maïs, de patates, de sorgho et de millet. Au nord du lac, le manioc obtient la préférence, et la cassave, unie au-poisson faisandé, constitue le fond de la nourriture des habitants. Il se joint à cela un aliment bizarre dont nous allons parler et que ces tribus septentrionale récoltent pendant une certaine saison.

Un matin, au moment de traverser une espèce de nuée épaisse, nous découvrîmes que ce n’était ni une fumée, ni un brouillard, mais un amas de myriades de moucherons, que les riverains appellent Koungo, c’est-à-dire nuage, ou brume. Ils remplissaient l’air jusqu’à une immense hauteur et fourmillaient sur le lac où ils n’enfonçaient pas, grâce à leur légèreté. Obligés de fermer les yeux et la bouche, nous nous sentions frapper la figure comme par une neige très-fine que fouette le vent. À la sortie du nuage, notre bateau était couvert de milliers de ces moucherons.

Les habitants recueillent ces menus insectes pendant la nuit ; ils les font bouillir et en confectionnent de grosses galettes dont ils sont très-friands, et dont chacune se compose de millions de ces petits êtres. On nous offrit un de ces gâteaux épais d’un pouce et de la dimension du bonnet bleu des laboureurs écossais ; il était brun et avait un peu le goût du caviar ou des sauterelles salées.


Fourche à esclave.

D’excellents poissons, dont la plupart nous sont inconnus, abondent dans les eaux du Nyassa. Le sanjika ou mpasa, qui, d’après le docteur Kirk, est de la famille des carpes, se rend dans les rivières pour y frayer, ainsi que font les saumons. Le plus gros mpasa que nous ayons vu mesurait deux pieds et quelque chose. Ce poisson, qui est d’un éclat éblouissant, est le meilleur que nous ayions mangé en Afrique. C’est aux mois d’août et de septembre qu’il remonte les affluents du lac, et il fournit à cette époque une pêche abondante aux riverains. Dans tous les cours d’eau s’installent des pêcheries remplies d’écluses et renfermant de grands paniers d’où le poisson, une fois entré, n’a guère de chance de sortir. Au-dessus de chacun de ces établissements sont des filets qui s’étendent d’une rive à l’autre, si bien qu’on se demande avec surprise comment le sanjika le plus sagace peut remonter la rivière. Il faut que pendant la nuit il trouve moyen de passer ; mais dans ce pays-ci le poisson, pas plus que celui qui le prend, n’a d’instant de repos. C’est principalement avec des filets que se pêche le poisson du lac ; on voit cependant des hommes, même des femmes, leurs bébés sur le dos, pêcher à la ligne du haut des rochers.

Un filet à petites mailles est employé pour prendre le frétin d’un poisson argenté qui ressemble au brocheton et peut avoir deux ou trois pouces quand on le pêche. On en ramène souvent des milliers d’un coup de filet. Nous en avons mangé une fois ; ils étaient amers, comme si on les eût assaisonnés d’un peu de quinine ; cela venait probablement de ce qu’on ne leur avait pas enlevé le fiel.

Quelques espèces, vivant dans l’eau profonde, sont prises avec des paniers en forme de nasse, auxquels sont attachés des flotteurs : On entoure souvent ces pa-