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cinq cents yards en amont de la ville abandonnée. Sékélétou est maintenant sur la rive droite, auprès de quelques huttes provisoires. Il nous a fait crier par un de ses hommes de nous reposer sous l’arbre de l’ancienne place publique. Un jeune Makololo, aux cuisses volumineuses, qui distinguent la plupart des gens de sa tribu, ainsi que les Zoulous, a passé le Zambèse pour aller recevoir les ordres du chef. Il est revenu prendre Mokélé, le gouverneur de la ville nouvelle. Mokélé, après s’être entendu avec Sékélétou, qui ne s’est pas montré au peuple depuis qu’il a la lèpre, nous a installés dans une case un peu étroite, mais en bon état ; il nous a envoyé un excellent bœuf comme présent du chef. « Nous sommes dans un temps de disette, a-t-il ajouté, et nous n’avons pas de farine mais nous en attendons de la vallée de Barotsés. »

Nous n’avions plus de vivres, et ce don nous est venu fort à point. Jamais viande n’a été plus parfaite ; cela vaut bien mieux que toute espèce de venaison.


Les femmes makololos. — La polygamie. — La dot. — Le tabac. — Les repas.

La mode n’est pas moins despotique à Séshéké et à Linyanti qu’à Paris et à Londres. Ici les dames ne voudraient pas qu’on les vît avec des grains de verre démodés, quelque jolis qu’ils fussent d’ailleurs.

Les femmes des Makololos ont une extrême supériorité sur toutes celles que nous avons vues en Afrique. Leur teint est d’un brun clair, d’un ton riche ; leur physionomie agréable, leur intelligence très-vive. Elles s’habillent avec soin d’une petite jupe, d’un manteau ; et elles sont couvertes d’ornements. La sœur de Sébitouané, la plus grande dame de Séshéké, porte à chaque jambe dix-huit anneaux d’airain massifs de la grosseur du doigt ; trois anneaux de cuivre au-dessous du genou ; dix-neuf bracelets d’airain au bras gauche, huit d’airain et de cuivre à l’autre bras, un large anneau d’ivoire au-dessus des deux coudes, un beau collier de perles, et une ceinture pareille. Le poids de ces anneaux brillants la gêne pour marcher, et lui fait mal aux chevilles, mais c’est la mode ; et l’inconvénient disparaît. Quant à la souffrance, elle est diminuée par un petit chiffon dont sont garnis les anneaux inférieurs.

La polygamie, signe d’un ordre social inférieur, et source de tant de maux, est ici fort commune ; et chose étrange, elle est approuvée par les femmes. Quand on leur dit qu’en Angleterre on ne peut avoir qu’une seule épouse, elles s’écrient qu’elles ne voudraient pas habiter ce pays-là. Elles ne peuvent pas comprendre que les Européennes s’arrangent de cette coutume. Suivant elles un homme bien posé doit avoir plusieurs femmes comme preuve de sa fortune. De semblables idées prévalent dans toute la région du Zambèse et jusqu’au bord de la mer : point d’estime des voisins pour celui qui n’a qu’une femme. C’est probablement parce qu’ayant le produit du jardin que cultive l’épouse, le mari est d’autant plus riche que ses femmes sont plus nombreuses.

Bien que chez les Makololos, le mariage ait l’air d’une vente, la femme n’est ni vendue, ni achetée. Le beau-père reçoit, il est vrai, un certain nombre de vaches proportionné à la fortune du mari ; mais ce n’est pas le prix de la jeune fille ; c’est le rachat du droit que les parents de la femme ont sur ses enfants. Sans cela tous ceux qu’elle pourrait avoir appartiendraient à la famille de son père. Le mari a sur sa femme une autorité complète, alors même qu’il n’a rien payé en se mariant ; mais en pareil cas les enfants lui échappent. La séparation entre l’épouse et les siens n’est pas complète, car si elle meurt, le mari donne encore un bœuf pour obtenir de la famille qu’elle renonce entièrement à ses droits sur la défunte.

Les dames makololos ont de petits pieds, de petites mains délicates et douces, le front bien fait et de bonne dimension ; le nez pas désagréable, bien que les narines soient fortes ; la bouche, le menton, les dents, les yeux, la taille sont d’une beauté réelle ; bref ce sont de véritables ladies, comparées aux négresses de la côte occidentale. Servies par des femmes qui prennent soin du ménage, ces dames ont de grands loisirs, dont elles sont parfois embarrassées. Elles n’ont pas, comme leurs sœurs d’Europe, la ressource de l’aiguille, du crochet ou le piano pour occuper leurs doigts ; pas de livres pour se distraire, ou pour s’instruire, pas d’enfants à soigner ; aussi la journée leur paraît assez lourde. Les hommes prétendent que pour tuer le temps, elles boivent de la bière et furent du matokouané, c’est-à-dire du chanvre. Bien que ces messieurs fassent grand usage du matokouané, ils n’aiment pas que leurs femmes suivent leur exemple, et beaucoup de maris le défendent. Néanmoins quelques-unes se le permettent ; elles fument en secret l’herbe prohibée, et elles se font venir ainsi de petits boutons sur la peau, maladie qui ne peut guérir que par l’abandon de la pratique qui l’occasionne. Le chef lui-même est esclave de cette habitude malsaine ; il a été difficile d’obtenir qu’il y renonçât pendant qu’il était en traitement.

Nous avons été souvent à même d’observer les effets du chanvre sur les fumeurs de notre escorte ; il augmente la force physique et produit au moral l’effet diamétralement opposé. Deux des plus beaux jeunes gens que nous ayons avec nous, en sont devenus presque idiots. Un groupe de ces fumeurs de chanvre forme un tableau assez grotesque. Ils sont pourvus d’une calebasse remplie d’eau pure, d’un éclat de bambou de cinq pieds de long, et d’un narghilé muni d’une calebasse, ou d’une corne de coudon, renfermant l’eau que traverse la fumée avant d’arriver à la bouche. Chaque fumeur, à tour de rôle aspire quelques bouffées, dont la dernière est extra-longue, et passe la pipe à son voisin. Il avale probablement cette fumée, car s’efforçant de lutter contre les mouvements convulsifs de la poitrine et de l’estomac, il boit une gorgée d’eau puisée dans la calebasse, la retient pendant quelques secondes, et la rejette dans la rigole de bambou, ainsi que la fumée qu’il a prise d’abord. Le résultat de cette opération est un accès de toux violente, et, pour quelques-uns, une espèce de délire qui se traduit par un flot rapide de mots n’ayant aucun sens, ou par de courtes phrases telles que celles-ci :