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En amont de l’abîme le courant principal va directement du nord au sud ; la crevasse qui le traverse se dirige à peu près de l’est à l’ouest. Nous en avons mesuré la profondeur au moyen d’une ligne à laquelle nous avions attaché quelques balles et de plus un bout de calicot d’une longueur d’un pied. L’un de nous a posé la tête sur un rocher qui se projette au-dessus du gouffre, et a suivi du regard la descente du calicot. Trois cent dix pieds de corde avaient été déroulés par celui qui tenait la ligne, quand les balles rencontrèrent un plan incliné de la falaise et s’y arrêtèrent ; elles avaient encore, selon toute probabilité, cinquante yards à descendre pour atteindre la surface de l’eau. Le morceau de cotonnade blanche ne paraissait plus avoir que la dimension d’une pièce de cinq schellings.

Mesurée de l’île du jardin, au moyen du sextant[1], la crevasse nous a présenté une ouverture de quatre-vingts yards (environ soixante-treize mètres) ; c’est là qu’elle est le plus étroite ; ailleurs elle a quelques mètres de plus.

Dans cette fente deux fois plus profonde que le saut du Niagara n’a de hauteur, se précipite avec un fracas étourdissant une rivière de plus d’un mille de large.

La masse des eaux roule sur l’abîme en nappe unie et transparente ; mais après une chute de 10 à 12 pieds, cette chute se transforme tout à coup en une masse de neige ; des éclats s’en détachent sous forme d’astres échevelées, puis l’amas neigeux se dissout en des myriades de comètes liquides et bondissantes dont les chevelures ruissellent.

Charles Livingstone qui a vu le Niagara, trouve plus admirables les chutes du Zambèse, bien que les eaux de ce dernier fleuve n’aient jamais été plus basses qu’aujourd’hui.

Le soleil du matin revêt des riches couleurs d’un triple arc-en-ciel les panaches humides des cinq colonnes gigantesques[2]. Les rayons du soir, descendent d’un ciel tout ruisselant d’or et répandent une teinte sulfureuse qui fait ressembler ce gouffre béant à la gueule de l’enfer. Pas un oiseau ne perche dans le sombre massif où retombe la pluie de ces colonnes ; pas un n’y chante, pas un n’y fait son nid.

Le Mosi-oa-tounya fait l’étonnement de toutes les tribus de cette vaste zone. Nous en avons entendu parler à plus de deux cents milles du Zambèse. L’une des premières questions que Sébitouané nous adressa en 1851 fut celle-ci : « Y a-t-il chez vous de la fumée qui tonne ? Qu’est-ce qui peut faire sortir de l’eau tant de fumée, la faire sortir toujours et monter à une si grande hauteur ? »

En amont des chutes, le sol est jonché d’agates sur un espace considérable ; la plupart sont altérées, du moins à l’extérieur, par le feu qui détruit l’herbe sèche. Nos hommes ont été dans la joie en apprenant qu’ils pouvaient s’en servir pour leurs mousquets. Cette circonstance, et les idées nouvelles qu’ils ont acquises à Têté sur la valeur de la malachite et de l’or, font qu’ils ne s’étonnent plus de nous voir ramasser des pierre et les examiner avec soin.


Mpariva. — Abeille sans aiguillon. — Séshéké. — Un chef lépreux. — Présent.

12 août. — De retour au Zambèse, que nous remontons toujours, nous traversons le Lékoné à son embouchure, située à peu près à huit milles de l’île de Kalaï, et nous nous arrêtons à une bourgade qui se trouve en face de l’île de Choundou. Pendant la visite que nous a faite Namboué, le chef de ce village, ses jolies épouses, au nombre d’une demi-douzaine, sont venues et se sont assises derrière lui. Elles se sont beaucoup amusées de ce que nous demandions si elles ne se querellaient jamais, ce à quoi le chef a répondu : « Oh ! oui, elles se disputent sans cesse. »

Quand nous voyons avec quelle facilité les classes les plus humbles trouvent ici leur subsistance, il nous est impossible de ne pas nous rappeler toute la peine que nos pauvres se donnent pour arriver à ne pas mourir de faim. Avec quelle ardeur et quelle difficulté ils recherchent le plus dur travail ! combien chez nous le combat de la vie est rude, tandis que de si vastes et si belles portions de la terre sont sans habitants et n’ont pas l’emploi auquel le créateur les a destinées !

À moitié de la distance qui sépare Tabachéou de la grande cataracte du Zambèse, les eaux commencent à se diriger vers l’ouest. Elles coulaient auparavant dans la direction opposée. De grandes masses de granit, ressemblant un peu à d’anciens châteaux forts, se dressent dans les airs aux environs de Kalomo.

Nous établissons notre camp en face de la grande île de Mpariva, située vis-à-vis du confluent du Chobé et du Zambèse.

On nous donne ici du miel, provenant d’une très-petite abeille que les Batokas appellent moandi, les autres kokomatsané, et qui n’a pas d’aiguillon. Ce miel est d’un goût aromatique et légèrement acide.

À l’exception des petits rapides de l’île de Mpariva, près de l’embouchure du Cholé, nous ne trouvons que des eaux calmes jusqu’à Séshéké. Des bœufs et des vaches de deux ou trois variétés paissent dans les herbages des îles.

Des troupes de zèbres, de léchés, de gnous, de pokous nous regardent passer. Il y a des instants où le mirage les fait paraître suspendus entre ciel et terre, et leur donne, ainsi qu’aux palmiers, les formes les plus fantastiques. Les vastes plaines, au sol uni et riche, qui bordent les deux rives, pourraient alimenter une population nombreuse. En les arrosant, ce qui serait facile au moyen du Zambèse, elles produiraient toute l’année, et seraient à l’abri de la sécheresse.

18 août. Arrivée à Séshéké. L’ancienne ville est presque détruite ; les habitants l’ont quittée après l’exécution de Moriantsiané, leur gouverneur, qui fut mis à mort pour avoir jeté un sort au chef ; ils ont été s’établir (toujours sur la rive gauche du fleuve) à quatre ou

  1. À la première visite, le docteur avait eu le regret de ne pas pouvoir se servir du sextant.
  2. Voyez la gravure représentant ces colonnes, page 53.