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les bourgades et nous en sortons au milieu des acclamations des habitants. Les hommes frappent dans leurs mains ; les femmes nous saluent en chantant, et répètent de leurs voix aiguës : « La paix ! la paix ! » ou bien : « nous dormirons »

À la fin de la journée, c’est une chose commune de voir les gens du village venir travailler à notre camp. Les uns, armés de houes, aplanissent la terre ; les autres vont chercher de l’herbe sèche, et l’étendent soigneusement à l’endroit où l’on mettra nos lits, tandis que leurs camarades abattent des buissons avec leurs petites haches, et nous en font rapidement une clôture pour nous abriter du vent. Si l’eau est un peu loin, ils vont en chercher, et en même temps rapportent du bois pour notre cuisine.

Les Batokas ont la passion de l’agriculture. Nous avons trouvé près de leurs villages des séries interrompues de champs de sorgho d’une grande largeur, dont la traversée nous prenait des heures de marche.

Ils ont de nombreux greniers qui font paraître leurs villages plus considérables qu’ils ne le sont réellement.

4 août. — Nous arrivons à Moachemba, le premier des villages de Batokas soumis a l’autorité de Sekélétou ; déjà nous apercevons distinctement les colonnes de vapeur qui s’élèvent des chutes bien que nous en soyons encore à plus de vingt milles.

Nous avons passé toute la journée du 7 près du village du vieux chef batoka, Moshobotouané, l’homme le plus corpulent que nous ayons vu en Afrique.

Nous avons fait un cadeau à Moshobotouané et lui avons dit en même temps ce que nous pensions de ses razzias sanglantes chez les Batokas dont il est le frère. Une remontrance produit plus d’effet quand elle est précédée d’un acte bienveillant. Moshobotouané ne prit certainement pas la nôtre en mauvaise part ainsi que l’a témoigné le présent qu’il nous a fait à son tour. Il y a de vastes herbages sur les bords du Lékoné. On se figure être ici chez soi, en voyant ces bœufs et ces vaches pâturer dans les prés.

Dans la soirée, au moment où régnait le calme le plus profond, un indigène dont la femme a été accusée de sorcellerie a déchargé son mousquet et s’est écrié : « Je pleure mon épouse ; ma cour est déserte ; je n’ai plus de foyer ! » Puis il a poussé des cris lamentables.


Mosi-oa-tounya ou chutes Victoria.

9 août 1860. — Nous nous mettons en route pour voir de nouveau les chutes de Victoria. Leur nom makololo est Mosi-oa-tounya, dont le sens littéral est fumée retentissante. Elles s’appelaient autrefois Séongo, ou Thongoué, qui veut dire « endroit de l’arc-en-ciel. »

Nous montons dans des canots appartenant à Touba Mokoro : ce nom de sinistre augure signifie « briseur de pirogues. » Mais il paraît que Touba est le seul qui possède le charme avec lequel on est assuré de ne pas rouler dans l’abîme.

Pendant quelques milles à partir de l’endroit où nous nous embarquons, la rivière est paisible ; nous glissons agréablement sur ces eaux qui ont la transparence du cristal, et nous passons auprès d’îles charmantes, couvertes d’une épaisse végétation. Dominant la foule des autres arbres, s’élèvent majestueusement l’hyphénée et le borassus. À côté d’eux se remarquent le dattier sauvage aux grappes de fruits dorés, et le Mokononga touffu (le Motsouri du premier voyage), qui a la forme d’un cyprès, les feuilles d’un vert foncé, et des fruits écarlates. Une quantité de fleurs se montrent près de la rive ; quelques-unes sont entièrement nouvelles pour nous ; les autres, telles que les convolvulus, sont d’anciennes connaissances.

Mais notre attention est vivement détournée de ces îles délicieuses par les rapides où Touba peut nous jeter sans le vouloir. Le seul aspect de ces effroyables écueils, leur voix rugissante, ne peut manquer de produire quelque malaise à ceux qui ne les ont jamais vus. C’est seulement quand la rivière est très-basse, comme aujourd’hui, qu’on peut se hasarder à gagner l’île vers laquelle nous nous dirigeons. Si l’on y abordait au moment de l’inondation, en supposant que la chose fût praticable, il faudrait y rester jusqu’à ce que les eaux se fussent complétement retirées. On a vu des éléphants et des hippopotames lancés dans l’abîme et réduits à l’état de pâte.

Dès que nous arrivons à la hauteur des rapides, on nous recommande de garder un profond silence, attendu que nos paroles pourraient diminuer la vertu du talisman : personne, à la vue de pareils tourbillons, ne songe à désobéir au Briseur de pirogues. Il est bientôt évident que la recommandation de Touba est des plus sensées, bien que le motif sur lequel il l’appuie ressemble beaucoup à celui d’un autre canotier de l’endroit qui priait un de nos hommes de ne pas siffler parce que cela ferait venir le vent. Ici le pilote, ayant à diriger la manœuvre en prévenant le timonier chaque fois qu’il découvre un rocher et un tronc d’arbre, une saillie quelconque, la moindre négligence, la plus légère méprise nous ferait infailliblement chavirer.

Toutefois nous abordons sains et saufs à Garden-Island (l’île du jardin) qui, située au milieu du fleuve, s’étend jusqu’au bord même du gouffre. Nous en gagnons l’extrémité, nous nous penchons au-dessus de l’abîme d’une profondeur vertigineuse ; le caractère unique et merveilleux de la cascade apparaît tout à coup à nos regards.

Il ne faut pas espérer de donner avec des paroles, l’idée d’un pareil spectacle[1] ; un peintre accompli n’y parviendrait pas, même avec une série de tableaux.

Les chutes de Victoria ont été formées par une déchirure transversale du basalte qui constitue le lit du Zambèse. La falaise est perpendiculaire et descend jusqu’au fond de l’abîme sans présenter de saillie, sans offrir de stratification, sans paraître disloquée.

  1. On se rappelle que l’auteur a déjà décrit une première fois ces merveilleuses cascades (Voyez p. 53). Nous ne reproduisons ici que quelques détails de la seconde description du docteur et la vue générale qui l’accompagne.