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nèrent chez elles triomphalement, chargées d’œufs de termites et de morceaux friands du corps des vaincus.

Nous quittons le Sinjéré, le 12 juin. Nos hommes sont chargés de viande d’hippopotame, dont ils espèrent bien vendre une partie. Nous déjeunons en face du dike de basalte qui confine au chenal, à l’ouest du mont Manyéréré.

Un singe errant, très-gras, très-peu farouche, et beaucoup plus grand que tous ceux que nous ayons encore vus, sort tranquillement d’un jardin près duquel nous passons. Pour les habitants de cette région, le singe est un animal sacré ; jamais ils ne le tuent ou ne l’inquiètent, persuadés qu’ils sont que les âmes de leurs ancêtres habitent ces corps dégradés, et qu’un jour ou l’autre, eux-mêmes revêtiront cette forme.

Les jardins sont séparés les uns des autres par une seule rangée de petites pierres, quelques poignées d’herbe ou un sillon légèrement tracé à la houe. Quelques-uns sont entourés d’une palissade de roseaux, tout ce qu’il y a de plus fragile. Cela suffit néanmoins pour éloigner les hippopotames qui se méfient de cette barrière, et s’abstiennent de la franchir dans la crainte de rencontrer un piége.


Galeries de termites.

Le 16 juin, nous sommes à Senga, village florissant, bâti au pied du mont Motémoua, et administré par Mamyamé.

Presque toutes les montagnes de cette région sont couvertes de forêts éclaircies d’herbe verte ou jaune ; la plupart des pentes sont fertiles, même les plus abruptes.

Hommes et femmes préparent la terre pour les semailles de novembre.

Plus loin notre chemin traverse de vastes solitudes, d’où la vie paraît absente : pas un oiseau, pas un animal, pas un insecte ne se fait entendre ; pas un village dans les environs ; l’air est immobile ; le ciel et la terre sommeillent, et notre caravane fatiguée, se traînant sur la plaine brûlante, dont l’éclat nous aveugle, ressemble à un navire flottant sur la mer déserte. On n’est pas seul pourtant au milieu de ce silence ; des formes vivantes vous entourent, des regards curieux épient vos mouvements. Vous entrez dans un bois, et vous apercevez une troupe de waterbucks ou de pallahs, tellement immobiles et silencieux que vous croiriez qu’ils font partie du paysage. En passant près d’un massif d’épines, vous entrevoyez dans les buissons la vague silhouette des buffles, qui, tête baissée, vous guettent de leurs yeux farouches. Enfin, un brusque détour vous fait tomber sur un indigène qui vous a vu de loin, et qui s’est approché sans bruit pour pouvoir vous regarder de plus près.

23 juin. — Nous entrons dans le principal village de Pangola, bourgade située à plus d’un mille du Zambèse. Les débris d’un mur en pisé montrent qu’on y a voulu imiter le genre de bâtisse des Portugais. Nous sommes campés sous un figuier majestueux dont le corps est entouré d’amulettes, ayant pour but de protéger le miel d’une ruche que des abeilles sauvages ont établie dans l’une des branches de l’arbre. Le talisman, qui consiste en une bande de feuille de palmier, barbouillée de quelque chose, et décorée d’un petit morceau de bois, d’une racine ou de quelques brins d’herbe, s’achète au docteur ès-dés ; on l’attache autour de l’arbre, et l’on est persuadé qu’il peut infliger une maladie, voire la mort, au voleur qui le franchirait en grimpant.

Pangola est venu nous voir ; il était ivre et babillard. « Nous sommes amis, très-bons amis, nous dit-il. Je vous apporte un panier de maïs vert ; le voilà. » Nous l’avons remercié, et lui avons donné deux brasses de cotonnade qui valaient quatre fois plus que son maïs. Mais ce n’était pas assez. « Non ! il ne prendrait pas un aussi mince présent ; il lui fallait un fusil à deux coups ; justement celui-là ; nous sommes amis, bons amis, tous amis ensemble. » Nous ne demandions pas mieux que de le croire ; mais nous ne pouvions nous dessaisir de notre meilleur Dixon ; l’exigeant compère s’éloigna fort mécontent. — Les fripons blancs et les aigrefins noirs sont frères.

De même que leurs compatriotes du Chiré, les Manganjas du Zambèse sont passionnés pour l’agriculture. Outre les produits alimentaires, qui chez eux sont variés, ils font venir plus de tabac et de coton qu’ils n’en consomment. Quand on leur demande s’ils travailleraient volontiers pour les Européens, ils répondent que oui, si les Européens appartiennent à la classe des gens qui peuvent payer le travail des autres, et non pas à celle des aventuriers qui auraient besoin qu’on leur donnât de l’ouvrage.

Depuis la résidence de Sandia jusqu’à celle de Pangola, tous les indigènes sont bien vêtus ; l’étoffe qu’ils emploient a été filée et tissée de leur propres mains, avec des métiers fabriqués dans le pays. À Senga, le fer est tiré du minerai en quantité considérable et très-habilement travaillé.

Ainsi qu’il arrive toujours quand une bande armée