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de la Sansa, et continue jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il accompagne ses accords d’un chant qu’il improvise, et dans lequel il raconte les événements dont il a été témoin pendant les deux ou trois dernières années.

Quelquefois une question politique surgit et les paroles s’animent. La mauvaise administration des chefs est le thème inépuisable : « On se gouvernerait mieux soi-même, s’écrient-ils ; à quoi servent les chefs, et pourquoi en avoir ? Presque jamais le chef ne fait rien, et cependant il est gras. Il a des épouses nombreuses, et nous, qui faisons le rude travail, nous avons faim, nous ne possédons qu’une femme, souvent même nous n’en avons pas. Cela est mauvais ; c’est injuste ; bien à tort. » À ces paroles un bruyant èhè qui équivaut à notre : écoutez ! écoutez ! s’élève de toutes parts.

La veillée finie, tout le monde s’endort. Nous nous levons au point du jour (il est à peu près cinq heures). Tandis que nous prenons du thé avec un morceau de biscuit, nos couvertures sont pliées et mises dans les sacs par les hommes qui nous servent. Chacun roule sa natte et l’attache au bout d’un bâton qui se porte sur l’épaule et dont la marmite occupe l’autre extrémité. Le cuisinier réunit les plats dont il se charge. Quand le soleil est levé toute la bande est en route.

Vers neuf heures, si l’on trouve un endroit convenable, on s’y arrête pour déjeuner. Le repas en général a été préparé la veille afin de ne pas perdre de temps ; on n’a donc plus qu’à le réchauffer.

Après le déjeuner on se remet en marche ; on se repose au milieu du jour, et l’on s’arrête dans l’après-midi, pour recommencer le lendemain.

Nous franchissons en moyenne de deux milles à deux milles et demi par heure, et il est rare que nous marchions plus de cinq ou six heures par jour. Dans un pays chaud, c’est autant qu’un homme puisse faire sans être accablé ; nous désirons d’ailleurs que le voyage soit plutôt un plaisir qu’une fatigue. Presser le pas, lancer des regards furieux à ses gens, leur dire des injures, pour se donner plus tard la vaine satisfaction d’écrire avec quelle rapidité on a fait le chemin, c’est une sottise où l’odieux le dispute à l’absurde. Au contraire la bienveillance que l’on témoigne à ses compagnons, les égards qu’on a pour eux, alors même que ce sont des nègres, le plaisir de regarder le pays, d’observer tant de choses nouvelles que l’on voit bien mieux quand on marche d’un pas ordinaire, enfin le charme des instants de repos, rendent le voyage délicieux.

Les plaines de Chicova au sol gras et brun sont extrêmement fécondes ; elles nourrissaient jadis une population nombreuse ; mais la guerre et l’esclavage en ont balayé la plupart des habitants. En dépit des grandes herbes qui les ont envahies, le coton y croît toujours dans les jardins abandonnés.

Il faut qu’il y ait dans l’aspect des blancs quelque chose d’effroyable pour les nègres qui n’en ont jamais vu. Quand nous entrons dans un village qu’un Européen n’a pas encore visité, le premier enfant qui aperçoit les hommes « cousus dans des sacs » prend ses jambes à son cou, et s’enfuit avec autant de frayeur qu’en aurait un gamin de Londres, s’il voyait une momie sortir vivante du British Museum. Alarmée par les cris sauvages du bambin, la mère s’élance hors de sa case, mais elle s’y rejette précipitamment dès qu’elle voit l’effroyable apparition. Les chiens nous tournent le dos et, la queue entre les jambes, se sauvent tout éperdus. Les poules abandonnent leurs poussins et se réfugient sur le toit en criant. Le village naguère si paisible n’offre plus que désordre et vacarme, jusqu’au moment où nos Makololos, se mettant à rire, affirment que les blancs ne mangent pas les noirs ; car en Afrique une plaisanterie a souvent plus d’influence que les paroles les plus solennelles. Quelques-uns de nos fashionables perdraient peut-être un peu de la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, s’ils voyaient toutes les jolies filles d’un bourg s’enfuir à leur approche, ainsi qu’à la vue d’affreux cannibales ; ou s’ils entendaient, comme cela nous est arrivé, les mamans les transformer en croquemitaines, et dire ai leurs marmots : « Si vous n’êtes pas sages, j’appellerai l’homme blanc pour qu’il vous morde. »


Usage de la houille inconnu aux indigènes. — Fourmis guerrières. — Singe respecté. — Pangola-Zumbo.

Nous traversons le Nyamatarara, petit ruisseau qui forme la limite de Chicova, et nous nous trouvons au milieu de roches de grès. Ici comme à Chicova, la houille se montre sur les rives du Zambèse.

Les indigènes ne savaient pas que la houille fût combustible. Quand nous leur avons dit qu’on en faisait du feu, ils ont secoué la tête et ont souri d’un air incrédule, en répondant : « vraiment ! » et leur surprise a été grande, lorsqu’ils ont vu ces pierres noires brûler dans notre feu de bois. Ils nous ont dit alors qu’il y en avait beaucoup dans les montagnes.

Un dike on silon de basalte nommé Kakololé, traverse le Zambèse près de l’embouchure du Sinjéré (ou Nyama tarara). La muraille formée par le basalte est rompue en deux endroits ; chacune de ces ouvertures a de soixante à quatre-vingts pieds de large ; l’eau y est très-profonde. Il y a dans ces parages beaucoup de fosses destinées à prendre le gibier. Des pieux aigus sont fichés en terre au fond de ces trappes, et la bête s’empale en tombant sur ces pointes.

Nous campons au bord du Sinjéré, sous un figuier sauvage, à la cime largement étendue.

Autour de nous, le sol abonde en termites. Leurs galeries d’argile destinées à les cacher aux yeux des oiseaux, rampent sur la terre, s’appuient contre les arbres et courent le long des branches que les petits architectes débarrassent de tout leur bois mort.

Une armée de grosses fourmis noires, en maraude, a attaqué sous nos yeux une forteresse de termites près de notre camp ; La lutte ayant été souterraine, nous n’avons pas pu voir le combat ; mais il parut bientôt que les noires avaient gagné la bataille ; car elles retour-