Page:Le Tour du monde - 13.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses feuilles charnues, dont la forme rappelle un peu celle de nos iris de marais, fournissent, quand on les broie, une filasse abondante et fine, bien que très-forte, avec laquelle on fait ici des cordes, des filets et des perruques. Cette filasse prend facilement la teinture, et pourrait devenir un bon article de commerce. Les perruques d’ifé, ainsi que nous l’avons vu plus tard, ne sont pas rares dans cette région ; cependant elles y sont peut-être moins communes que les perruques de cheveux ne le sont en Angleterre.

Sandia avait au cou son mosaméla, qui lui pendait dans le dos, et ressemblait exactement à celui des anciens Égyptiens. Le mosaméla, espèce de petit tabouret en bois sculpté, qui sert d’oreiller, s’emporte ordinairement dans les expéditions de chasse, de même que la natte où l’on s’étend pour dormir.

Le chef visita les feux de nos hommes, et accepta la viande que ceux-ci lui donnèrent.

Nous eûmes pour nous le pied de la bête que l’on nous accommoda à la mode du pays. Un grand trou fut creusé dans le sol et on y fit du feu ; quand l’intérieur en fut bien chaud, on y plaça l’énorme pied, que l’on recouvrit de cendres chaudes, ensuite de terre, et l’on fit sur le tout un bon feu qui brûla toute la nuit. Le lendemain matin, le pied nous fut servi à déjeuner ; il était vraiment exquis. C’est une masse blanchâtre, un peu gélatineuse, et qui ressemble à de la moelle. Après un repas de pied d’éléphant, il est sage de faire une longue course pour éviter un mouvement de bile.

La trompe et la langue sont aussi de bons morceaux ; mises à l’étuvée, et cuites à point, elles ont à peu près le goût de la langue de bœuf et de la bosse de bison. Tout le reste est coriace et d’un tel fumet que, pour le manger, il faut avoir grand’faim.

Sandia nous procure deux guides, et, le 4 juin, nous quittons la vallée de l’Éléphant, en nous dirigeant vers l’ouest pour revenir au Zambèse.

Nous rejoignons le fleuve à moins d’un demi-mille au nord de la cataracte. En gravissant le Moroumboua à Pajodzé, nous découvrîmes qu’il n’y avait que l’épaisseur de la montagne entre nous et les rapides.

Nous déjeunons un peu au-dessus de Pajodzé. Près de là, toujours en remontant, dans un endroit où le Zambèse est d’un calme relatif, et où les marchands le traversent quelquefois, nous sommes accostés par un chef banyaï, qui, à la tête d’une douzaine de guerriers, nous demande avec insolence de lui payer un droit de passage. Nos hommes lui répondent que ce n’est pas l’habitude des Anglais de payer des amendes pour quoi que ce soit ; et, voyant son insuccès, il retourne dans ses foyers.

Le Kébrabasa, que nous regardons une dernière fois, nous offre un spectacle grandiose ; remarquables par leurs formes et leurs versants abrupts, les deux piliers géants du porche de la cataracte se distinguent parmi les hautes montagnes. Les vastes forêts ont encore leur parure d’automne ; l’écorce grise des troncs éloignés fait ressortir les nuances jaunes, vertes, rouges, violettes et brunes dont ces forêts sont brillamment revêtues. Au milieu de ces tons splendides apparaît la fraîche livrée de quelques arbres ayant déjà leurs feuilles nouvelles, comme si l’hiver des autres était pour eux le printemps. Les rayons du soleil qui se jouent dans ces forêts alpestres, et l’ombre changeante des nuages qui, en passant, fait opposition à cette lumière éclatante, ajoute de nouveaux charmes à ces tableaux d’une beauté déjà sans égale.

D’après ce que nous avons vu des rapides du Kébrabasa, il nous semble très-évident qu’ils s’opposeront toujours à la navigation pendant les mois où la rivière est basse ; mais à l’époque des crues, l’eau s’élevant dans la gorge à quatre-vingts pieds au-dessus de l’étiage, il est probable qu’un steamer pourrait alors franchir la passe et gagner le haut Zambèse.


Le pondoro ou l’homme-lion.

Un jour que nous étions arrêtés près d’un village du Kébrabasa, un homme vint nous faire une visite. On avait déchargé un fusil, notre homme s’en aperçut ; il passa de l’autre côté, pour n’être pas sous le vent de cette arme à feu, et se mit à trembler de la façon la plus habile, bien que d’une manière exagérée. Les Makololos nous expliquèrent que c’était un pondoro, c’est-à-dire un individu pouvant changer de forme quand bon lui semblait. Ils ajoutèrent qu’un pondoro ne supporte pas l’odeur de la poudre. « Et ne voyez-vous pas comme il tremble ! » Nous le priâmes de demander à cet homme de se transformer en lion, et de lui dire que pour sa peine, on lui donnerait assez d’étoffe pour se faire un vêtement. « Oh ! non, répliquèrent les Makololos ; si on lui disait cela, il pourrait y consentir, et il viendrait nous tuer quand nous serions endormis. »

On nous assura que notre visiteur prenait souvent la forme d’un lion, qu’il s’en allait dans la forêt où il passait plusieurs jours ; quelquefois même son absence durait un mois. L’épouse attentionnée de ce personnage avait construit une cabane, ou pour mieux dire un antre, où elle déposait de la bière et des aliments pour son seigneur et maître, dont la métamorphose n’avait pas modifié les appétits humains. À l’exception du pondoro et de sa femme, personne ne pouvait mettre le pied dans cette case ; il était même défendu à tous les étrangers de poser leurs fusils contre le baobab près de la porte.

Le mfoumo, ou chef d’un petit village, voulut mettre nos gens à l’amende, parce qu’ils avaient appuyé leurs mousquets à la muraille d’une vieille hutte, qui se trouvait être la case du pondoro. Celui-ci, habile chasseur, emploie parfois son habileté au profit du village. Quelques jours après le départ du pondoro, sa femme prend une certaine drogue, va la placer dans la forêt, et s’enfuit bien vite, de peur d’être saisie par le terrible animal. Grâce au médicament qu’il a trouvé, le pondoro recouvre la forme humaine ; il revient au village et dit à ceux qu’il rencontre : « Allez et prenez, j’ai tué du gibier pour vous. » Les gens obéissent et rapportent le buffle ou l’antilope que le pondoro a tué quand il était