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nous faisait perdre en outre beaucoup de temps. Les grands canots du pays, si chargés qu’ils fussent, allaient presque aussi vite que nous ; les petites embarcations nous avaient bientôt laissés en arrière, et leurs pagayeurs, se retournant d’un air étonné, prenaient en pitié notre souffleur asthmatique, ainsi qu’ils l’appelaient eux-mêmes. Pour nous, la vapeur était loin d’épargner du travail ; des bateaux ordinaires, même des pirogues, nous auraient rendu le même service, avec moins de peine et à moitié moins de frais.

Nous débarquâmes à Shamo pour prendre du bois, juste au-dessous du confluent du Chiré. Les montagnes de quartz y sont couvertes d’arbres et revêtues d’une herbe gigantesque. Le bouazé, petit arbre fruitier, de l’espèce des polygalas, y croît abondamment. Ses beaux épis, de fleurs rosées, répandent dans l’air un parfum délicieux. On tire de sa semence une très-bonne huile siccative, et de l’écorce de ses brindilles une filasse qui est plus belle et plus forte que celle du lin ; les indigènes en fabriquent leurs filets de pêche.

La guerre n’était pas encore terminée ; Bonga, le frère de Mariano, et le chef des rebelles, vint à notre rencontre. Il nous traita parfaitement, bien qu’il sût que nous avions emmené le gouverneur et que nous l’avions guéri de sa fièvre. Instruit de l’objet de notre voyage, il nous assura que nous n’éprouverions aucun obstacle de la part de sa bande ; il nous envoya du riz, deux moutons, une quantité de bois, dont il nous faisait cadeau.

Incapables de remonter avec le Ma-Robert jusqu’à Sena, qui est au bord d’un canal peu profond, nous, jetâmes l’ancre à Nyarouka, petit hameau d’indigènes situé plus bas, à une distance de six milles, et d’où nous partîmes le lendemain de bonne heure.

L’étroit sentier que nous suivions à la file les uns des autres passe au milieu des jardins et traverse de petits bois dont les arbres les plus élevés sont des acacias épineux. Le temps était couvert, la température d’une fraîcheur agréable, et les petits oiseaux, dans la joie de leurs cœurs, s’envoyaient des chants mélodieux qui ne le cédaient en rien à ceux des oiseaux de notre pays, mais qui semblaient appartenir à une langue étrangère.

Nous rencontrâmes sur la route beaucoup d’indigènes ; la plupart des hommes étaient armés de lances, d’arcs et de flèches ou d’anciens mousquets. Les femmes portaient des houes à manche court, et allaient travailler dans les jardins. Tous se dérangeaient pour nous laisser passer, et nous saluaient avec politesse, les hommes en s’inclinant et en se frictionnant, les femmes en nous faisant la révérence, même celles qui avaient de lourds fardeaux sur la tête. Rien de singulier comme une révérence faite par des jambes nues : c’est ébouriffant.

Située à la droite du Zambèse, Sena est construite sur une plaine basse, ayant dans le fond de charmantes collines détachées. Elle est entourée d’une estacade d’arbres vifs, qui la protége contre ses turbulents voisins. On y trouve quelques grandes maisons, les ruines de plusieurs autres, et une croix, outragée par le temps, qui indique la place où il y avait une église. Un monticule annonce l’endroit où s’élevait un monastère ; le fort qu’on voit auprès du fleuve est tellement délabré, que les vaches paissent tranquillement sur l’éboulis de ses murailles.

Il n’y a pour ainsi dire point de commerce dans la ville ; les quelques marchands de Sena envoient dans l’intérieur des esclaves de confiance pour y chasser l’éléphant et y acheter de l’ivoire. C’est un endroit peu animé qui vous conduit rapidement au sommeil. On est sûr d’y gagner la fièvre le lendemain, si par hasard on y a échappé le premier jour.

Mais il n’est rien de si mauvais qui n’ait son bon côté ; Sena, comme le reste, a son dédommagement : c’est le lieu natal du senhor Ferrâo, cet homme d’un si grand cœur, d’une hospitalité si large, d’une bienveillance et d’une générosité sans borne.

Le pauvre noir des provinces lointaines, qui traverse la ville, se rend tout droit chez lui, et n’en sort jamais sans avoir été rassasié. Quand la récolte manque, c’est le senhor Ferrâo qui nourrit les indigènes. Il y a des centaines de ses propres serviteurs qu’il ne voit jamais qu’en pareille occasion ; le seul bénéfice qu’il en tire est d’être leur chef patriarcal, d’apaiser leurs différends, de venir à leur secours, et de leur sauver la vie quand la sécheresse a produit la famine.

Son père, homme d’une capacité rare, était gouverneur de Sena, et possédait vers le sud un immense territoire, d’une extrême fertilité, qu’on appelle Chiringoma. Il l’avait acquis de la façon la plus honorable ; mais le gouvernement ordonna que ce territoire fût divisé et réparti entre des émigrants, à titre de libres concessions, ne réservant qu’un terrain de deux lieues pour le fils du propriétaire, et disant pour justifier ce vol, « qu’il ne convenait pas qu’un sujet eût des possessions plus étendues que la couronne de Portugal. » Peu de temps après arrivèrent les Landines qui s’emparèrent de la totalité ; les spoliateurs furent ainsi spoliés à leur tour.

Le senhor Ferrâo nous offrit un déjeuner copieux. Les notables de l’endroit vinrent nous voir dans la journée et furent unanimes sur ce point que les indigènes cultiveraient le coton sur une grande échelle s’ils trouvaient des acheteurs. Il en ont exporté jadis à Manica, même au Brésil, tant comme matière première que sous forme de tissus. « Quand la terre leur appartient, nous dirent ces hommes dignes de foi, les indigènes se livrent volontiers à l’agriculture et au commerce. Lorsqu’il y va de leur intérêt, les noirs sont de très-rudes travailleurs. »

Nous avons remarqué plus tard que cette opinion était celle de tous les hommes énergiques, de tous les settlers[1] qui avaient de l’activité, de l’initiative, de la conduite, de bonnes affaires ; tandis que ceux qui restaient sur le dos, à fumer et à boire, étaient pauvres, orgueilleux, méprisables et se plaignaient invariablement de la paresse des nègres.

  1. Settler, premier occupant ; celui qui s’arrête sur un terrain vierge, s’y installe et défriche.