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Jusqu’ici, pas le moindre commerce sur le Zambèse ; toutes les marchandises de Sena et de Têté arrivent à Mazaro dans de grandes pirogues ; elles sont ensuite portées à travers champs sur la tête des hommes, à une distance de six milles, puis réembarquées sur un petit cours d’eau qui se jette dans le Kouakoua, ou rivière de Quilimané tout à fait distincte du Zambèse. Ce n’est que bien rarement, lors des plus grandes inondations, que les bateaux peuvent aller de ce fleuve au Kouakoua, par le Mouton.

Les habitants de Marourou, c’est-à-dire de la contrée qui entoure Mazaro[1], ont un mauvais renom parmi les Portugais. Ils passent pour être d’habiles voleurs ; et les trafiquants ont parfois à se plaindre de leur adresse pendant le trajet d’une rivière à l’autre. Presque tous mariniers, ce sont eux qui conduisent la plupart des embarcations qui se rendent de Mazaro à Sena et à Têté. Ils ne reçoivent pour cela qu’un très-maigre salaire, et ne se fiant pas à ceux qui les emploient, ils ne partent jamais sans se faire payer d’avance. Les Africains étant disposés, du reste, comme les blancs, à motiver leur conduite par des raisons plausibles, il est probable que ceux de Marourou justifient cette exigence par ces mots de la barcarolle qu’ils chantent en ramant : Ouachingue, ouachingue kale. « Il y a longtemps que vous me trompez, » ou bien : « tu es peu sûr, peu sûr en vérité. »

Les Landines (Cafres-Zoulous) se regardent comme les seigneurs de la rive droite du fleuve, et les Portugais, en payant à cette peuplade guerrière un tribut assez lourd, reconnaissent le fait. Chaque année, régulièrement, les Landines arrivent en force à Shoupanga et à Sena pour toucher la rente habituelle, Les riches trafiquants, dont le nombre est peu considérable, gémissent de ce fardeau qui retombe principalement sur eux, et n’en donnent pas moins à ces Zoulous deux cents pièces d’étoffe de soixante yards chacune, sans parler du fil de laiton et de la verroterie, sachant bien que la guerre sortirait de leur refus, et qu’ils y perdraient davantage sinon tout leur avoir.

Les Landines paraissent surveiller les habitants de Sena et de Shoupanga, d’aussi près que jamais seigneur inspecta ses tenanciers. Plus les cultures s’étendent, et plus le tribut augmente. Lorsque nous demandions aux propriétaires pourquoi ils ne faisaient pas venir tel ou tel produit qui eût été d’un grand rapport, ils nous répondaient : « À quoi bon ? Cela ne servirait qu’aux Landines qui nous exploiteraient davantage. »

Le makoundoun-koundou abonde dans les forêts de Shoupanga. Son bois, d’un jaune brillant, fait de bons mâts pour les bateaux, et renferme un principe amer qui est fébrifuge. Le gounda, arbre des mêmes forêts, atteint des proportions énormes. Il est d’un bois très-dur, a les fibres irrégulières enchevêtrées et contient des masses de silice dans le tissu ligneux ; on en fait de grands canots du port, de trois ou quatre tonnes. L’autorisation de couper ces arbres était payée annuellement aux Zoulous, en 1858, deux cents dollars par un négociant de Quilimané ; son successeur en donne aujourd’hui trois cents.

Il existe à Shoupanga une maison de pierre à un étage ; elle donne sur le fleuve, et la situation en est merveilleuse. Devant la façade, un gazon en pente douce, ayant au midi un beau verger de mangliers, nous conduit au Zambèse, dont les îles d’émeraudes reposent sur les eaux tranquilles, inondées de soleil. Au nord, sont de vastes cultures ; puis des forêts de palmiers et d’autres arbres des tropiques ; la montagne massive de Morumbala, qui s’élève au milieu des nuages blancs, et tout au loin d’autres montagnes apparaissent dans l’horizon bleu.’De tristes souvenirs rattachent cette demeure, si admirablement située, à l’histoire de deux expéditions anglaises. C’est là que le compagnon du capitaine Owen, le pauvre Kirkpatrick, mourut de la fièvre en 1826 ; et que la femme bien-aimée du docteur Livingstone expira en 1862, emportée par cette même maladie. Ils sont enterrés tous les deux sous un grand baobab, à cent pas de la maison du côté du levant, bien loin du pays qui les a vus naître (voyez page 113).

Pendant le séjour qu’il fit à la maison de Shoupanga, séjour qui dura plusieurs semaines, le docteur Kirk[2] explora un petit lac, situé à vingt milles au sud-ouest.

Nous chauffions ici notre machine avec de l’ébène et du gaïac ; ce dernier arbre atteint des proportions volumineuses, quelquefois quatre pieds de diamètre ; notre mécanicien, qui savait à quel prix l’ébène et le gaïac se vendent en Angleterre, prétendait que cela lui faisait mal au cœur de brûler du bois si précieux. Bien que d’espèce différente au point de vue botanique, ces deux essences ont beaucoup de rapports entre elles. Dans certaines parties, l’ébène est plus beau, et le gaïac d’une qualité inférieure à ceux qu’on apporte en Europe. Le caoutchouc abonde derrière la maison de Shoupanga, et la racine de colombo est très-commune dans le district. L’indigo se propage de lui-même au bord du fleuve, où il pousse abondamment ; il est probable qu’on le cultivait autrefois, car de l’indigo manufacturé a été jadis exporté de cette région.

On fait ici des balles en caoutchouc dont on se sert pour un jeu qui ressemble aux fèves. La racine de colombo est employée comme mordant pour fixer diverses couleurs ; elle ne l’est pas comme bois de teinture.

Nous partîmes le 17 août 1858 pour nous rendre a Têté. De Shoupanga à Sena, le Zambèse est très-large et plein d’îles, ce qui rend la navigation peu commode.

Le fourneau mal établi de notre steamer consumait une quantité de bois effrayante. Nous commencions à chauffer à deux heures du matin, et il était rare que nous pussions marcher avant six heures. L’abatage du bois

  1. Ce nom de Mazaro signifie, dans la langue des indigènes, Embouchure de la Crique, et désigne le confluent du Mouton et du Zambèse.
  2. Le corps expéditionnaire se composait de MM. David et Charles Livingstone, Thornton, du docteur Kirk et de quelques autres.