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quetée de ces grandes taches noires qu’impriment au sol les usines, le charbon et la vapeur, et qui donnent un si étrange cachet au bassin de Saint-Étienne. Brassac, que nous atteignons bientôt, est le centre d’un charbonnage dont le produit annuel toujours croissant, s’élève à près de cinquante mille tonnes. N’y cherchez ni vieux monuments, ni frais paysages à portée de vos regards ; ils se heurtent à des dépôts énormes de houille noire et luisante, entassés sur les bords de la voie qui les entraîne jusqu’à Paris, jusqu’à Nantes et plus loin encore.

Un tunnel, terminant le bassin de Brassac, met fin à cet étalage du pain quotidien de l’industrie moderne et aboutit au Saut-du-Loup, station qui doit son nom à quelque légende de chasse. Nous voyons ensuite défiler successivement, — le village du Breuil qui, en 1462, fut confisqué par le roi de France parce que Louis de Courcelles, seigneur du lieu, avait laissé enlever une jeune femme des Flandres qui allait en pèlerinage à Notre-Dame-du-Puy ; — le rocher de Nonette, « que l’Allier caresse de ses flots d’argent » (quand l’Allier a des flots, ce qu’il n’avait pas à l’époque de notre passage), et la belle église romane d’Issoire, devant laquelle nous ramènera plus tard notre itinéraire. Puis à travers les rochers qui enserrent la rivière et le chemin de fer, apparaissent les pittoresques constructions de Saint-Ivoine et les ruines de son château qui sous le nom de Pierre-Incise, Pietra Incisa, servit plus d’une fois de refuge aux populations contre les ravages des Normands. Viennent ensuite Coudes et ses vestiges gaulois, les puys de Covent, d’Orcet et de la Roche-Noire, entre lesquels s’ouvre la grande Limagne, et des villas, des châteaux, des bourgades sans fin. Bientôt nous doublons le plateau à jamais historique de Gergovie et nous atteignons la gare de Clermont, dont nous voyions depuis quelques instants la haute cathédrale et les toitures grises se dessinant sur le fond vert des vignobles environnants.

La position de cette ville, assise sur un monticule, au centre d’un hémicycle de volcans, ouvert sur la Limagne est suivant Chateaubriand, qui devait s’y connaître, une des plus belles du monde. Je décrirai prochainement l’intérieur de Clermont. En y pénétrant, le premier objet que je rencontrai, fut, je me le rappelle, un mort traîné par deux bœufs blancs sur un corbillard découvert et nu ; entre l’attelage et le cercueil une petite capote de cuir abritait un prêtre, assis et lisant. Un bouvier en sabots ouvrait la marche ; personne ne suivait. On ne peut imaginer plus triste convoi. Devant lui un Romain eût reculé ; moi, je m’inclinai et le suivis longtemps des yeux, en gagnant résolument mon logis, retenu à l’Écu de France. Avant de m’y installer, laissez-moi dire encore un mot sur la Limagne.

Ce nom, dit-on, vient du grec λίμαη, marais. Grégoire de Tours écrit alternativement Limane ou Limania, et Sidoine Apollinaire, jouant sur le mot, disait d’elle : « C’est une mer de guérets, dans laquelle ondoyent des flots opulents et sans périls. » Puis il ajoutait : « Je ne récapitule pas tous les charmes particuliers de ce territoire, doux à l’étranger, libéral au laboureur, plein de séductions pour le chasseur, ceint de pâturages au sommet de ses monts, de vignobles sur leurs flancs, de villages à leurs pieds, de châteaux et de forêts ombreuses sur leurs escarpements ; territoire semé de moissons dans la plaine, de sources dans les concavités, de fleuves dans les ravines, et qui enfin, sous quelque point de vue qu’il apparaisse, fait souvent perdre au voyageur le souvenir de sa patrie. »

« C’est la moelle des Gaules », disait Savien de cette même région.

Le plus grand désir du roi Childebert, petit-fils de Clovis, était, suivant Grégoire de Tours, « de voir avant de mourir cette belle Limagne d’Auvergne, qu’on lui vantait toujours comme le chef-d’œuvre de la nature et une espèce d’enchantement. »

Douze siècles après Childebert, Fléchier, dans toute la fraîcheur de l’âge et des impressions, décrivait ainsi la partie de la plaine qui s’étend entre Clermont et Riom.

« Ces deux villes sont éloignées de deux lieues l’une de l’autre ; mais le chemin en est si beau qu’il peut passer pour une longue allée de promenade ; il est bordé des deux côtés, plantés de hêtres à égale distance, qui sont arrosés continuellement de deux ruisseaux d’une eau fort claire et fort vive, qui se font comme deux canaux naturels pour divertir la vue de ceux qui passent, et pour entretenir la fraîcheur et la verdure des arbres. On découvre en éloignement les montagnes du Forez d’un côté, et une grande étendue de prairies qui sont d’un vert bien plus frais et plus vif que celui des autres pays. Une infinité de ruisseaux serpentent dedans et font voir un beau cristal qui s’écoule à petit bruit dans un lit de la plus belle verdure du monde. On voit de l’autre les montagnes d’Auvergne fort proches, qui bornent la vue si agréablement que les yeux ne voudraient pas aller plus loin, car elles sont revêtues d’un vert mêlé qui fait un fort bel effet, et d’ailleurs d’une grande fertilité. »

Pour saisir et retracer tous les détails épars de ce jardin de le France centrale, il faut le parcourir dans tous les sens et lui consacrer de longues journées. Pour avoir une idée complète de son ensemble, on doit le contempler du haut de Gergovie, son ancienne acropole, du sommet de quelques puys de la chaîne des Dômes, des terrasses qui dominent la ville de Thiers ou de la plate-forme encore debout sur les ruines de Tournoël. Plus tard je prierai les lecteurs qui ont bien voulu me suivre jusqu’ici, de vouloir bien m’accompagner sur les premiers et les plus grands de ces observatoires. Thiers, dont j’ai parcouru aux jours de ma jeunesse le site pittoresque, les rues creusées dans le granit, les routes taillées dans le roc, les maisons noires, les ravines profondes, chargées d’ombre humide, frangées de châtaigniers et illuminées du reflet des cascades, Thiers reste en dehors du cadre de mes études actuelles. Mais Tournoël, promontoire avancé au nord de la région volcanique, étant tout à la fois la dernière station de cette partie de mon voyage et la première de celle qui suivra, trouve ici sa place naturelle.