Page:Le Tour du monde - 13.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

anachorète lui attiraient chaque jour un grand concours d’auditeurs et de pénitents ; la recluse, sa voisine, aurait bien voulu, elle aussi, prier avec lui et profiter de ses conseils ; mais comment y parvenir sans donner prise au scandale et prétexte à la calomnie ?

Un jour, enfin, mue par une inspiration divine, Madeleine s’avança sur le bord de l’abîme, appela saint Victor, et jeta son chapelet en l’air. Alors, se dépliant doucement, l’instrument de prières décrivit une courbe sur le précipice et vint s’attacher de lui-même, tel qu’un pont miraculeux, aux deux parois du rocher. À cette vue, Madeleine et Victor, comprenant les desseins de la Providence, marchèrent l’un vers l’autre, et s’aventurèrent, le cœur ferme, sur cet appui frêle et tremblant. Arrivés au milieu, ils tombèrent à genoux, et commencèrent leur religieux colloque en présence d’une foule nombreuse qui, touchée d’un tel prodige, se prosterna elle aussi, et chanta avec effusion les louanges du Seigneur. Voilà pour la légende. Voici pour les ruines et la tradition :

Massiac dont l’origine remonte peut-être au huitième siècle, était à l’époque des guerres anglaises, une des villes les mieux fortifiées du haut-pays. De ses remparts, de ses trois portes surmontées de tours, il reste à peine quelques pierres et son château féodal a été rasé au dix-septième siècle en vertu de l’arrêt de la cour des grands jours d’Auvergne qui condamna à la peine de mort le trop fameux Gaspard d’Espinchal, son propriétaire :

« L’Espinchal,  » nous dit Fléchier, « est un gentilhomme de la province d’Auvergne qui fut d’abord fort estimé pour sa qualité, pour ses biens et pour son esprit et qui eut été l’homme le plus accompli du pays s’il eut pu joindre les bonnes mœurs à ses perfections extérieures, et s’il eut eu, aussi belle et bonne âme qu’il avait-le corps beau et l’esprit bon. » (Fléchier, Mémoires sur les grands jours.)


Le creux d’Enfer, à Thiers. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Or ce beau corps et ce bon esprit furent comme la dernière personnification du moyen âge en Auvergne, et l’expression des vices, des violences, des passions et des crimes de la féodalité, au moment où allait sonner l’heure suprême de celle-ci. Vols, concussions, usurpations des biens des particuliers ou des communautés, luttes à main armée, duels dégénérant en assassinats, faux et suppositions de titres, séquestrations, meurtres, rapts, empoisonnements et mutilations, tel fut le menu train de l’existence de cet homme, moitié don Juan, moitie Cartouche, durant toute sa jeunesse. Il lui manquait les stigmates de la haute trahison. Ils ne se firent pas attendre. Le marquis d’Espinchal, condamné à mort par contumace et réfugié en Bavière, n’hésita pas à accepter un commandement contre la France, et eut le triste avantage de battre ses compatriotes sur les bords du Lech. Cependant il mourut paisiblement à Massiac, chargé de biens et d’honneurs dans sa maison restaurée. Sa main, souillée de tant de crimes, ayant su négocier le mariage du Dauphin fils de Louis XIV avec une princesse de Bavière, le grand roi lui avait octroyé des lettres solennelles de rémission. Ces lettres, énumérant les faits et délits qui lui furent pardonnés ne forment pas moins de treize pages in-folio.

Si on peut dire aujourd’hui que la vapeur a supprimé l’espace, on peut ajouter qu’elle efface aussi le paysage et tarit singulièrement les sources d’observations. Nous arrivons à Arvant où la voie ferrée se bifurque en deux tronçons ; l’un, que nous venons de suivre, doit un jour gagner Aurillac ; l’autre atteint déjà Brioude et doit se prolonger vers le Puy. Ici on pourrait se croire plus près du Forez que de l’Auvergne ; la contrée est mar-