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prolongé à Thiézac ne saurait être inutile. Les truites de la Cère, les écrevisses de ses affluents rocheux, les cailles de ses prairies accidentées, les côtelettes des moutons de ses montagnes, sont si délicates, si savoureuses ; les fraises de ses coteaux boisés ont une pulpe si fraîche, si parfumée ; la crème de ses chalets est si épaisse, si chargée de principes onctueux, qu’il n’y a point d’estomac blasé qui ne s’éveille à leur arome, et de regard mélancolique qui ne se ranime à leur aspect.

Au sentiment de gratitude que toutes ces bonnes choses ont éveillé en moi en faveur de la Tête-Noire, est venu se mêler le lendemain, au moment du départ, quelque chose approchant du respect. Voici comment : la chambre où nous couchions était tapissée d’une sorte de musée bizarre, où tous les produits du burin et du pinceau se trouvaient représentés par un spécimen : depuis l’image à deux sous d’Épinal jusqu’aux gravures sans prix d’Albert Durër et de Morgen, depuis l’ignoble badigeon, qu’un rapin de passage a sans doute laissé en payement de son écot, jusqu’à de vraies pages de bonne et belle peinture. Une de celles-ci nous avait surtout frappés. C’est un portrait de femme en costume de cour du temps de la Fronde ; la tête est jeune, fort jolie, les yeux doux et pleins de vie ; on voudrait savoir quel nom résumait tant d’attraits dans le souvenir de ses contemporains ; mais le cadre est muet. Quant à la peinture, elle est d’un fini, d’un modelé, d’une harmonie de tons et de couleurs qui révèlent si clairement un maître que je n’aurais pas été surpris de trouver sur un coin de la toile le nom de Valentin ou de Philippe de Champaigne. Or, sur les sollicitations pressantes de mon fils, ayant profité du moment ou je réglais mes comptes avec le propriétaire actuel de ce portrait, pour lui demander s’il ne consentirait pas à le troquer contre une somme honnête, je n’obtins d’abord de lui qu’une réponse évasive ; puis, ayant passé un moment dans une autre pièce, comme pour y consulter quelqu’un ou quelque chose, il revint me dire, du ton grave et lent dont il ne se dépouillait jamais, que, « pour rien au monde, il ne se résoudrait à se défaire d’un souvenir de famille ; ce portrait étant celui de sa propre tante, la sœur même de sa mère ! » Que rétorquer à cela ? Je m’inclinai en silence, n’ayant pas l’habitude de m’étonner pour si peu. Qu’un hôtelier de notre âge ait pour tante, au premier degré, une grande dame du temps de la Fronde, c’est là un fait qui ne peut paraître étrange qu’à l’homme assez malheureux pour ignorer comment les belles héroïnes de cette même époque ont trouvé mieux que des neveux parmi nos plus illustres contemporains.

Tout en philosophant avec mon fils sur ce sujet intéressant, nous nous éloignions de Thiézac dans la direction de Murat. Nous venions d’atteindre le pas de Compaing, section de la route assez difficile, dangereuse encore aujourd’hui pour les animaux et les gens sujets au vertige, et qui doit sans doute son nom à ce qu’il n’était pas prudent jadis de la traverser sans compagnon. Réduite à l’état de corniche, la chaussée a dû être, sur ce parcours, taillée dans l’escarpe de la montagne, et si les profondes coupures qu’elle y a faites mettent à jour, de la manière la plus commode pour les yeux du géologue, de belles couches d’eurite, de trachytes et de conglomérats, il faut avouer que le précipice béant du côté opposé, offre une perspective beaucoup moins satisfaisante pour le vulgaire. La Cère y coule et bondit de chute en chute au milieu d’un chaos de rochers, et ces grands traits du sol et des eaux, dominés à distance par le Plomb du Cantal, alors en pleine vue, offriraient aux voyageurs un spectacle plein d’intérêt, s’il pouvait les abstraire complétement du péril, que lui ferait courir pendant qu’il les contemple, un heurt de sa voiture ou un faux pas de son cheval.

En ce moment même je vis le nôtre refuser tout à coup de suivre davantage la rampe montueuse du chemin, et reculant d’une façon très-peu rassurante, nous ramener rapidement, malgré les efforts désespérés de son conducteur, vers un angle saillant de la corniche, au-delà duquel était le vide. En un clin-d’œil les roues de derrière de notre véhicule appuyaient sur le rebord de la chaussée et le mouvement rétrograde durait toujours. Déjà j’avais fait descendre Henri et je m’apprêtais à en faire autant, quand le maudit cheval, se rabattant à angle aigu sur la voiture, comme la lame d’un couteau sur son manche, vint heurter de tout son poids le marche-pied sur lequel je m’appuyais et rompit un des bras du timon sur mon pied, engagé entre deux comme dans un étau. À la douleur que j’éprouvai, je me crus estropié, et pendant que mon fils ramenait le cheval et la voiture de l’autre côté de la corniche, je m’assis à terre à peu près hors de sens et ne valant guère mieux qu’un homme évanoui.

Cette horrible impression n’ayant pas tardé à se dissiper, et l’inspection de la partie lésée, mise à nu et convenablement frictionnée, m’ayant convaincu que la charpente et les muscles de mon cou-de-pied n’avaient. éprouvé ni fractures, ni déchirements, et qu’ils en seraient quittes pour les suites d’une compression plus qu’ordinaire, je n’eus plus qu’à m’enquérir d’une localité quelconque, où il me fut possible de goûter quelques instants d’arrêt et de repos absolu.

Notre jeune cocher qui avait perdu la tête et pleurait comme Rachel, sans vouloir être consolé, finit par dire que l’auberge la plus proche était au débouché de la percée du Lioran qui s’ouvrait et quelques centaines de mètres de nous. Je me hissai donc, comme je pus, dans le véhicule, maltraité comme moi, et le larmoyant automédon, tenant son malencontreux quadrupède par la bride, nous achemina au pas vers le souterrain, creusé à grands frais dans le puy du Lioran, à trois cents pieds au-dessous de son sommet, pour éviter aux voyageurs la traversée du col de Sagnes, impraticable souvent et dangereux toujours.

Le sol de ce tunnel est à 1276 mètres au-dessus du niveau de la mer ; sa longueur est de 1410 mètres sur 8 de largeur et 7 de hauteur sous clef de voûte ; car il a fallu le maçonner dans tous son développement, à cause des éboulements des couches supérieures peu cohé-