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Ces marchés, à Bokhara, n’ont pas l’éclat et la magnificence de ceux qu’on voit à Téhéran, Ispahan et Tébriz. Néanmoins, la diversité des races et des costumes qu’on y rencontre offre un spectacle très-frappant aux regards d’un étranger. Parmi la multitude mobile dont il est entouré, les types de l’Iran se retrouvent à chaque pas ; têtes fines, coiffées d’un turban blanc ou bleu, suivant qu’il s’agit d’un homme bien né, d’un mollah, ou d’un négociant, d’un ouvrier, d’un domestique. C’est ensuite la physionomie tartare qui prédomine. Nous la rencontrons à tous ses degrés, depuis l’Ozbeg, dont le sang est fréquemment mélangé, jusques au Kirghis qui a fidèlement conservé l’empreinte farouche de son origine. Pour reconnaître ce dernier, il n’est pas besoin de le regarder au visage ; son allure ferme et pesante le distingue, à elle seule, du Tourani et de l’Irani. Mêlés aux représentants des deux principales races de l’Asie, vous remarquerez çà et là quelques Indiens (appelés ici Moultani) et quelques Israélites, en plus petit nombre. Les uns et les autres portent une ceinture de corde et un bonnet polonais qui les empêchent d’être confondus avec le reste. L’Indien, avec sa marque rouge au front, sa figure jaune et repoussante, pourrait fort bien servir d’épouvantail aux corbeaux dans les champs de riz ; le Juif, aux traits nobles et réguliers, à l’œil plein d’éclairs, fournirait à nos artistes les plus difficiles un modèle digne d’eux. On reconnaît aussi, à l’audace et au feu de leurs regards, des Turkomans, peut-être occupés à calculer le chiffre des dépouilles qu’un de leurs almans trouverait dans les magasins étalés sous leurs yeux ; quelques Afghans, mais en petit nombre. Ceux de la caste inférieure, laissant ruisseler sur leurs longues chemises malpropres une chevelure inculte, jettent en travers de leurs épaules une pièce d’étoffe qui rappelle la toge romaine ; mais ils n’en ont pas moins l’air de ces malheureux que l’incendie a chassés de leurs maisons et qui se précipitent dans la rue sans avoir pris le temps de s’habiller.

Je ne m’écartais guère de mes compagnons, me bornant à jeter de côté quelques regards sur l’étalage des magasins qui renferment principalement des marchandises russes, bien qu’on y puisse trouver, çà et là, un petit nombre d’articles provenant des autres pays d’Europe. En eux-mêmes, ils n’ont rien qui puisse attirer les yeux d’un natif du Frenghistan conduit par le hasard dans cette ville presque inabordable ; ils l’intéressent, néanmoins, car il suffit d’une étiquette, d’une marque de fabrique pour lui rappeler leur origine, et il se croit alors en présence d’un compatriote. Ces mots : « Manchester » ou « Birmingham, » faisaient malgré moi battre mon cœur, et j’avais à réprimer les imprudentes exclamations qui auraient pu me trahir. Les entrepôts de quelque importance, les maisons « en gros, » comme on dit, sont ici très-clair-semées, et bien qu’on vende du coton, des calicots, des mousselines, non-seulement dans les deux cent quatre-vingt-quatre boutiques du Resteï tchit furushi (marché spécial des cotonnades), mais aussi sur plusieurs autres points de la ville, j’oserais affirmer que mes bons amis « Hanhart et Cie, » de Tebriz, vendent à eux seuls autant de ces articles que la ville de Bokhara tout entière, nonobstant la suprématie qu’elle affiche sur les autres cités de l’Asie centrale. Dans le bazar de celle-ci, la section que l’étranger visite avec le plus d’intérêt est certainement celle où on étale devant lui les produits du sol et de l’industrie indigènes ; par exemple, ce beau tissu de coton appelé aladja, où deux couleurs alternent en rayures étroites ; puis différentes espèces de soieries, depuis ces mouchoirs impalpables qui ont à peine la consistance de la toile d’araignée, jusqu’à l’atres pesant qui se manie à pleines mains. Le cuir travaillé y joue un grand rôle ; l’art du découpeur, l’habileté des cordonniers méritent certainement nos éloges. On fait ici remarquablement bien les bottes à l’usage des deux sexes : celles des hommes ont des talons élevés qui se terminent en pointes de la largeur d’une tête de clou ; celles des femmes, un peu épaisses à mon gré, sont fréquemment ornées des plus belles broderies de soie.

N’oublions pas le bazar et les magasins spéciaux où des vêtements étalés captivent le regard de l’acheteur. On épuise dans ces costumes tous les moyens de faire contraster les couleurs les plus éclatantes. L’Oriental d’ailleurs, que l’on trouve ici dans sa pureté native et avec ses instincts particuliers, affectionne le tchakhtchukh, c’est-à-dire le frou-frou bruyant des étoffes neuves, et je prenais toujours plaisir à voir le marchand endosser le tchapan (l’habit) qu’il allait vendre, pour constater, en se promenant de long en large, la qualité musicale du tissu. Fabriqués dans le pays même, et par des ouvriers dont le temps n’a rien de précieux, ces articles d’habillement sont à très-bon compte. Aussi est-ce au marché de Bokhara que, des plus extrêmes confins de la Tartarie, les croyants viennent renouveler leur garde-robe. Il n’est pas jusqu’aux Kirgbis, aux Kiptchaks, aux Kalmouks qui sortent du Désert dans le même but, et le Tartare sauvage aux yeux obliques, au menton saillant, hennit de plaisir quand il échange son vêtement de cuir pour un léger yektey (habit d’été), symbole à ses yeux de la civilisation la plus raffinée. Bokhara est pour lui ce que Paris ou Londres peuvent être pour le provincial le plus arriéré.

Après trois heures de flânerie, je priai Hadji Salih de me conduire en quelque endroit où il me fût possible de me reposer et de me rafraîchir un moment. Il ne s’y refusa point, et traversant le timtche tchay furushi (bazar au thé), nous allâmes ensemble sur le Lebi hanuzn divanbeghi (le quai du réservoir de Divanbegbi). Relativement parlant, et pour une ville comme Bokhara, ce lieu de réunion, qui jouit d’une grande renommée, n’est pas dépourvu de certains mérites ; c’est une place à peu près carrée, au centre de laquelle on a creusé un réservoir profond, de cent pieds de longueur sur quatre-vingts de large ; il est bordé de pierres cubiques formant un escalier de huit marches qui descend jusqu’à fleur d’eau. Quelques magnifiques ormeaux, plantés çà et là