Page:Le Tour du monde - 12.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de reconnaissance et de pitié. Notre projet, au départ, était de faire halte à Khodja Oban, lieu de pèlerinage où se trouve le tombeau d’un saint qui lui a donné son nom : ceci nécessitait à la vérité un léger détour ; mais, en notre qualité d’Hadjis, nous ne pouvions guère nous dispenser d’une pareille visite. Au grand désespoir de mes compagnons, nous nous égarâmes la nuit parmi les dunes qui se dressent à la limite du désert, et du centre desquelles Khodja Oban se projette en avant comme une oasis. Quand le jour parut, après de longues recherches, nous étions au bord d’un lac d’eau douce. Ici le désert finissait et nous n’avions plus à craindre que la soif, les bandits, le tebbad nous y retinssent à jamais. Les frontières du Bokhara proprement dit étaient définitivement atteintes, et lorsqu’après deux lieues de marche nous eûmes gagné Khakemir (le village où le kervanbashi avait sa résidence), des cultures assez soignées se montraient déjà dans toutes les directions. Le district est arrosé d’un bout à l’autre par des canaux dépendants de la rivière Zerefshan. Khakemir, groupe d’à peu près deux cents maisons, est seulement à deux lieues de Bokhara. Nous fûmes obligés d’y passer la nuit afin que le collecteur des taxes (Badjhir) et le rapporteur (Vakanüvisz), informés de notre arrivée ainsi que la loi l’exige, fussent à même d’accomplir, en dehors de la ville, les recherches et l’enquête dont ils devaient compte à l’autorité.


Le Tebbad ou ouragan de sable. — D’après Vambéry.

Un exprès leur fut dépêché sans retard, et le lendemain matin, de fort bonne heure, nous vîmes arriver trois des officiers de l’émir, gonflés de leur importance officielle et qui, les exigences du fisc une fois satisfaites, me parurent avoir tout spécialement à cœur d’obtenir quelques renseignements sur les pays d’où nous venions. Ils commencèrent naturellement par inspecter nos bagages. La plupart des Hadjis avaient dans leur havresac des grains sacrés de la Mecque, des dattes de Médine, des peignes fabriqués en Perse, et des couteaux, ciseaux, dés et petits miroirs provenant du Frenghistan. Mes associés se tuaient à dire que l’émir, « plût à Dieu lui accorder cent vingt ans de vie ! » ne voudrait jamais faire payer aucuns droits à de pieux pèlerins ; mais le collecteur, fidèle aux devoirs de sa charge, n’enregistrait pas moins, article par article, sans s’arrêter à ces protestations les marchandises déballées devant lui. J’assistai, avec deux autres mendiants à toute l’opération. Lorsque l’agent des douanes s’occupa de moi, l’aspect de mon visage parut l’égayer, et ce fut en riant qu’il me prescrivit d’ouvrir ma caisse, « attendu que nous autres, continua-t-il (sous-entendu nous autres Européens, car il croyait probablement me reconnaître pour tel), nous ne manquions jamais de belles marchandises. » Me trouvant en ce moment-là de fort bonne humeur, et jetant par-dessus les moulins mon bonnet de derviche, j’interrompis ici le rusé Bokhariote : « En effet, lui dis-je, on a d’assez magnifiques choses à vous montrer et vous les verrez si vous prenez la peine d’examiner tout ce que je possède en fait de biens meubles et immeubles. » Comme il insistait, nonobstant cette ironie, pour ne rien omettre, je courus chercher mon âne à qui je fis monter l’escalier, et que j’introduisis dans la chambre, sans trop m’inquiéter des tapis dont elle était garnie : puis, au milieu des rires que cet in-